Le PCF en 1936 et la soumission aux « classes moyennes »

L’obsession de Maurice Thorez, ce sont les « classes moyennes ». Il y a là quelque chose de fondamental, car si au départ c’est une tactique, cela en devient une stratégie.

On passe de l’alliance avec les couches sociales moyennes avec une soumission à l’idéologie ambiante des « classes moyennes », à la fois populaire et beauf, sociale mais capitaliste, conservatrice – pesante et revendicative, etc.

Jacques Duclos, dans un article de l’Humanité du 7 juillet 1936, présente très bien la conception du Parti Communiste Français, conception qui va façonner toutes ses approches, dans tous les domaines. Le principe est simple : tout tient de par la liaison avec les classes moyennes, il ne faut surtout rien abîmer à ce niveau.

Dans son article, Jacques Duclos fait référence à L’Œuvre, un hebdomadaire devenu quotidien. Initialement républicain à vocation nationaliste, il se tourne rapidement vers un esprit radical, républicain socialiste, pacifiste ; il a notamment publié pendant la première guerre mondiale, sous forme de feuilleton, Le feu, journal d’une escouade, de Henri Barbusse.

En 1936, L’Œuvre tire à 236 000 exemplaires contre 55 000 exemplaires vingt ans plus tôt ; il tirera bientôt à 275 000 exemplaires en 1939, avant de sombrer dans la collaboration.

« Dans l’Œuvre d’hier, le citoyen Jean Piot a posé avec raison le problème des classes moyennes dont le sort mérite la plus grande sollicitude dé la part des pouvoirs publics.

Nous communistes, qui sommes attachés de toutes nos forces au Front populaire, nous voyons en lui l’alliance de la classe ouvrière et des classes moyennes, nous entendons ainsi défendre les intérêts légitimes de cette couche particulièrement importante de la. population laborieuse de France.

Le Front populaire ne peut pas, en effet, se borner a enregistrer la malfaisance du régime capitaliste, considéré comme une sorte de « machine à broyer ».

Non, non, le Front populaire unit les classes moyennes et la classe ouvrière pour une défense commune contre les oligarchies qui règnent sur notre pays.

Des lois sociales viennent d’être votées par les Chambres. Ces lois sur les 40 heures, sur les contrats collectifs, sur les congés payés, constituent une victoire indiscutable pour la classe ouvrière.

C’est là un ensemble de justes mesures imposées au grand capital qui s’obstinait à ne pas vouloir faire droit aux revendications des travailleurs et qui, selon l’observation fort juste de Paul Faure, veut écraser les classes moyennes.

Mais il y a des petites entreprises où justement il n’y a pas de résistance à l’application des lois sociales, dont la situation est aujourd’hui très difficile. On ne peut pas se borner à constater que nous vivons sous le régime de « la jungle sociale » et à considérer comme inévitable la disparition des petites entreprises qui, ne l’oublions pas, occupent un nombre important d’ouvriers dans notre pays.

Jean Piot a posé très exactement le problème en écrivant : « L’essentiel, aujourd’hui, est de savoir si l’on entend mettre à même l’entreprise Individuelle pu familiale de tenir le coup. »

Nous répondons, quant à nous, très nettement qu’il faut prendre les mesures qui s’imposent pour que l’application indispensable des lois sociales ne se traduise pas, pour de petits industriels par la disparition pure et simple, ce qui aurait d’ailleurs comme conséquence de jeter des ouvriers sur le pavé.

C’est pourquoi, nous en sommes persuadés, le gouvernement issu de la victoire du Front populaire va être amené à examiner incessamment un certain nombre de mesures susceptibles de préserver les intérêts des classes moyennes des villes et des campagnes.

La première des choses qui s’imposent, c’est naturellement l’application stricte des directives données par le ministre de la justice pour empêcher les expulsions, les ventes et les saisies, car dans de trop nombreux cas les parquets semblent être préoccupés surtout de jouer de vilains tours au Front populaire.

Et ceux qui, comme nous, voient défiler dans leurs permanences des petits commerçants, savent aussi combien le paiement des impôts est devenu pour bon nombre d’entre eux une véritable impossibilité matérielle.

Aussi pouvons-nous dire que le moratoire des impôts, en attendant une refonte du système fiscal, est une nécessité impérieuse pour de nombreux commerçants et pour de nombreux paysans dont la propriété doit être sauvegardée.

Et enfin, ceux qui ont l’occasion d’écouter les doléances des petits patrons savent bien que si, en plus de ces premières mesures indispensables, on ne se préoccupe pas d’assurer une protection efficace de certaines branches de la production française, c’est pour un certain nombre de petites et, moyennes entreprises la fin sans phrases, ce dont se réjouiraient les trusts et les oligarchies.

Mais ce n’est point cela la politique du Front populaire.

Alliance des prolétaires et des classes moyennes. De ces classes moyennes qu’il faut maintenir dans l’intérêt même de la nation. Le Front populaire défend les intérêts des uns et des autres. C’est ce que, pour notre part, nous avons toujours défendu.

Et si nous sommes les premiers à dire que « tout n’est pas possible », nous savons par contre qu’il est possible de venir efficacement au secours des classes moyennes, dont l’union avec les ouvriers est plus indispensable que jamais.

Car en définitive, ce sont les hommes des 200 familles, désireux de s’enrichir des dépouilles des classes moyennes, qui s’emploient à semer la division dans les rangs du Front populaire.

Ce qui peut être et doit être fait pour venir en aide aux classes moyennes le sera par le Front populaire qui, en restant uni, répondra à l’attente et aux besoins du peuple de France. »

C’est le grand paradoxe. Dans la pratique, c’est le Parti Communiste Français qui a impulsé le style culturel des grèves et occupations du Front populaire. Même s’il n’y a pas eu de soviets se mettant en place, si jamais il n’y a eu de Conseils de travailleurs, il y a une volonté d’encadrement, d’organisation, accompagnée de l’exigence d’utopie, de collectivité solidaire, mêlant la pesanteur à la dimension festive.

Somme toute, le souci est facile à comprendre : les grèves et occupations du Front populaire ont échoué à produire quelque chose, car elles étaient encadrées syndicalement. La présence de la CGT, ou de la CFTC catholique par endroits, a empêché une organisation générale et directe des travailleurs.

Comme la CGT a connu de très nombreuses adhésions, et qu’elle encadrait chaque initiative, cela a pu donner le change, mais une fois les grèves et occupations terminées, il n’est rien resté de politique ou de culturel.

Étant donné que le Parti Communiste Français se préoccupait de la question gouvernementale et avait abandonné la question du lien direct aux masses à la CGT, il n’y a pas eu de perspective « soviétique ». Il ne restait plus que l’inverse, le Front populaire comme bloc pour exister.

Cela donne la ligne de « l’union de la nation française contre les deux cents familles », qui est encore confirmée à la Conférence nationale de la mi-juillet 1935, avec 332 délégués, dont 256 avec mandats délibératifs. La salle Huyghens à Paris est à cet effet décoré : derrière l’orateur, il y a le buste de Marianne, entouré de drapeaux rouges et de drapeaux français avec un bonnet phrygien comme emblème.

Les marteaux et faucilles ne manquent pas, car il ne s’agit pas d’un changement de ligne : tout le monde à la base voit cela comme une adaptation, des ajustements, et de toutes façons les résultats sont là.

Grâce à la ligne de Maurice Thorez, comme il le dit lui-même, à la Conférence, il y a désormais « l’autorité croissante de notre parti, loyal, sérieux et capable ».

On est passé de l’image du communiste avec le couteau entre les dents à celui du bon camarade qui épaule ; même s’il y a une perte de radicalité ressentie, il y a l’idée de pouvoir respirer et agir sereinement, et l’alliance avec les radicaux en apparaît comme la garantie.

Le Parti Communiste Français attire, qui plus est : il y a 185 650 membres, L’Humanité tire à 320 000 exemplaires. En 1931, il n’y avait qu’autour de 25 000 membres, dans une très mauvaise ambiance et dans le cadre d’un isolement social très marqué.

Dans la foulée de la Conférence nationale, 40 000 personnes participent à la « fête de nuit » du Parti. Et dans L’Humanité, Benoît Frachon peut expliquer le 13 juillet 1936 que la « grève n’est pas le seul moyen ».

Ce n’est pas n’importe qui : il a été le dirigeant de la CGT-Unitaire à partir de 1933, à la réunification avec la CGT il est membre du secrétariat de celle-ci. Après 1945, il sera également pendant 20 ans le dirigeant de la CGT.

Et il s’exprime, en juillet 1936, contre les occupations, car cela fait peur à des partisans du Front populaire, car cela peut être une provocation patronale pour pousser à la défaite des revendications, car cela peut être une manœuvre pour pousser le Front populaire à la faute.

« Nous savons parfaitement que l’occupation des usines a inquiété des partisans sincères du Front populaire qui n’en restent pas moins de fervents défenseurs des libertés syndicales et du droit de grève.

C’est cette inquiétude que les ennemis du peuple cherchent à entretenir en poussant les ouvriers à des actions répétées.

En pleine période d’effervescence, Nous avons eu le courage de dire qu’il fallait savoir terminer une grève ; les ouvriers nous ont écouté.

Nous leur disons aujourd’hui, avec la même franchise, que le prolongement de l’agitation gréviste, que la continuation de l’occupation des usines les desserviraient (…).

L’occupation des usines n’est pas la seule forme de grève et la grève n’est pas le seul moyen pour obtenir satisfaction. Il faut, certes, exiger le respect des contrats de. la part des patrons de la même façon que les ouvriers entendent les respecter.

Mais justement, les contrats contiennent des clauses qui permettent d’en obtenir l’application.

Nous sommes convaincus que la classe ouvrière comprend parfaitement que le maintien de ses victoires est lié au maintien du Front populaire, ainsi qu’à la consolidation de son alliance avec les paysans et les classes moyennes. Elle ne fera rien qui puisse troubler cette alliance.

Nous lui donnons, avec notre franchise habituelle, les conseils qui nous semblent correspondre à ses intérêts bien compris. »

On comprend qu’à la suite de la Conférence nationale, le Parti Communiste Français envoie le message suivant au Parti radical, qui n’est pas vu comme l’expression de la bourgeoisie moderniste, comme le parti des « classes moyennes et des paysans », ce qui est une absurdité historique concernant ces deux couches sociales.

« La conférence nationale du Parti communiste envoie son salut chaleureux au grand parti radical et radical-socialiste, qui représente plus particulièrement les paysans et les classes moyennes de France, dont l’alliance s’est réalisée dans le Front populaire du pain, de la paix et de la liberté.

Le président d’honneur du parti radical, le député-maire de Lyon, M. Edouard Herriot, qui préside avec fermeté et autorité les débats de la Chambre du Front populaire, ainsi que le président du parti, M. Edouard Daladier, et les autres ministres radicaux qui travaillent au sein du gouvernement Léon Blum à réaliser le programme du Rassemblement populaire, montrent par leur activité qu’ils sont au premier rang des défenseurs du peuple de France.

La conférence nationale du Parti communiste, qui enregistre d’importants succès, se félicite de l’autorité et de la sympathie accrue du parti radical et radical-socialiste, et elle exprime sa conviction que les partis du Front populaire iront, jusqu’au bout fraternellement unis, dans la voie qui conduit à la réalisation du programme du Rassemble populaire, pour l’avenir et la grandeur de la France que nous voulons libre, forte et heureuse. »

=> Retour au dossier sur Le Parti Communiste Français et le Front populaire