La vision d’Auguste Comte, combinant individualisme et socialisation, correspond exactement à l’idéologie nationale-républicaine de la IIIe République, qui s’installera en 1870. A l’époque d’Auguste Comte, la bourgeoisie n’avait pas encore les moyens d’imposer sa vision de la morale et des mœurs ; cela sera le cas après 1870.
Auguste Comte a toujours souligné, comme ici dans le Discours sur l’esprit positif, que le positivisme est une morale, une manière d’appréhender la réalité. C’est une vision du monde, satisfaisant à des exigences.
Auguste Comte souligne bien que l’ancien système ne marche plus, qu’il en faut donc un nouveau…
« C’est donc surtout au nom de la morale qu’il faut désormais travailler ardemment à constituer enfin l’ascendant universel de l’esprit positif, pour remplacer un système déchu qui, tantôt impuissant, tantôt perturbateur, exigerait de plus en plus la compression mentale en condition permanente de l’ordre moral.
La nouvelle philosophie peut seule établir aujourd’hui, au sujet de nos divers devoirs, des convictions profondes et actives, vraiment susceptibles de soutenir avec énergie le choc des passions. »
Le positivisme est en fait une valorisation des sciences, alors que le catholicisme considère que celles-ci forment un danger terrible pour la spiritualité. La morale dont parle Auguste Comte est un rationalisme assumé, qui valorise les idées nouvelles, qui relie le point de vue scientifique et la morale.
C’est là une volonté de rationaliser la morale, de permettre aux sciences d’être reconnues comme base de la société. C’est tout à fait conforme aux intérêts de la bourgeoisie industrielle. Auguste Comte dit donc, dans Discours sur l’esprit positif :
« Ce nouveau régime mental dissipe spontanément la fatale opposition qui, depuis la fin du moyen âge, existe de plus en plus entre les besoins intellectuels et les besoins moraux.
Désormais, au contraire, toutes les spéculations réelles, convenablement systématisées, concourront sans cesse à constituer, autant que possible, l’universelle prépondérance de la morale, puisque le point de vue moral y deviendra nécessairement le lien scientifique et le régulateur logique de tous les autres aspects positifs (…).
Une appréciation plus intime et plus étendue, à la fois pratique et théorique, représente l’esprit positif comme étant, par sa nature, seul susceptible de développer directement le sentiment social, première base nécessaire de toute saine morale. »
Le catholicisme opposait la morale et l’intellect, puisqu’il fallait se tourner vers la religion. L’exemple du mathématicien Pascal abandonnant la science pour se tourner entièrement vers la religion catholique, avec le jansénisme, est connu.
Il s’agit, avec le positivisme, de placer les scientifiques de manière idéologique dans le giron bourgeois, pour écraser le catholicisme et donc l’aristocratie.
Pour cette raison, les sciences sont ordonnées de manière précise dans la hiérarchie du positivisme. On a d’abord les mathématiques et la physique (astronomie, physique proprement dit, chimie).
Les deux forment la cosmologie, qui est la science préliminaire, la philosophie naturelle.
On a ensuite la biologie, la sociologie, la morale. Les trois forment l’étude de l’homme ou biologie, c’est-à-dire la science finale ou philosophie morale.
C’est-à-dire que, chez Auguste Comte, le culte de l’expérience remplace la religion et empêche le raisonnement abstrait, au nom du culte du concret. C’est là une fiction, car l’empirisme ne peut, à lui, tout seul, faire avancer la science. De plus, l’empirisme a déjà été affirmé historiquement par le matérialisme anglais, que ce soit avec Francis Bacon ou David Hume.
Pour cette raison, Auguste Comte est obligé d’avoir une vision assez hallucinée de sa propre conception, qui serait le couronnement des meilleures tendances du passé, dans la mesure où elle est la théorisation de leur supériorité, de leur domination nécessaire.
Il dit ainsi, de manière confuse, dans son Discours sur l’esprit positif :
« C’est pourquoi la première fondation systématique de la philosophie positive ne saurait remonter au-delà de la mémorable crise où l’ensemble du régime ontologique a commencé à succomber, dans tout l’occident européen, sous le concours spontané de deux admirables impulsions mentales, l’une, scientifique, émanée de Kepler et Galilée, l’autre, philosophique, due à Bacon et à Descartes.
L’imparfaite unité métaphysique constituée à la fin du moyen-âge a été dès lors irrévocablement dissoute, comme l’ontologie grecque avait déjà détruit à jamais la grande unité théologique, correspondante au polythéisme.
Depuis cette crise vraiment décisive, l’esprit positif, grandissant davantage en deux siècles qu’il n’avait pu le faire pendant toute sa longue carrière antérieure, n’a plus laissé possible d’autre unité mentale que celle qui résulterait de son propre ascendant universel, chaque nouveau domaine successivement acquis par lui ne pouvant plus jamais retourner à la théologie ni à la métaphysique, en vertu de la consécration définitive que ses acquisitions croissantes trouvaient de plus en plus dans la raison vulgaire.
C’est seulement par une telle systématisation que la sagesse théorique rendra véritablement à la sagesse pratique un digne équivalent, en généralité et en consistance, de l’office fondamental qu’elle en a reçu, en réalité et en efficacité, pendant sa lente initiation graduelle : car, les notions positives obtenues dans les deux derniers siècles sont, à vrai dire, bien plus précieuses comme matériaux ultérieurs d’une nouvelle, philosophie générale que par leur valeur directe et spéciale, la plupart d’entre elles n’ayant pu encore acquérir leur caractère définitif, ni scientifique, ni même logique.
L’ensemble de notre évolution mentale, et surtout le grand mouvement accompli, en Europe occidentale, depuis Descartes et Bacon, ne laissent donc désormais d’autre issue possible que de constituer enfin, après tant de préambules nécessaires, l’état vraiment normal de la raison humaine, en procurant à l’esprit positif la plénitude et la rationalité qui lui manquent encore, de manière à établir, entre le génie philosophique et le bon sens universel, une harmonie qui jusqu’ici n’avait jamais pu exister suffisamment. »
L’histoire des idées ne prendra bien entendu rien de cela au sérieux ; Auguste Comte restera simplement un outil historique propre à une période donnée en France, d’où justement le mépris de Karl Marx pour le positivisme.