Il est très intéressant de voir comment Auguste Comte voit l’individu. En effet, il accepte tout à fait la séparation du corps et de l’esprit. Reprenant sans le dire l’exemple de « l’homme volant » d’Avicenne, repris pareillement sans le dire par Descartes, Auguste Comte fait une hypothèse fantasmagorique.
Il imagine un être humain sans besoins physiques aucun. À quoi ressemblerait alors cet être humain en quelque sorte pur, c’est-à-dire ici totalement spiritualisé?
Voici ce qu’en dit Auguste Comte, dans son Système de politique positive, où la dimension « morale et mentale » est l’aspect central, voire unique de l’individu :
« Pour la mieux apprécier [l’appréciation sociologique du problème humain], je dois d’abord considérer une situation hypothétique, où la nature humaine pourrait librement développer son essor affectif et intellectuel, sans être forcée d’exercer aussi son activité.
La prépondérance réelle de ce dernier ordre de fonctions cérébrales est uniquement due à nos nécessités matérielles. On pourrait donc l’écarter provisoirement, sans même supposer l’homme organiquement soustrait aux besoins végétatifs, en concevant un milieu très favorable à leur juste satisfaction. Il suffirait essentiellement que l’alimentation solide exigeât aussi peu dé soins habituels que la nutrition liquide ou gazeuse.
Dans les climats où les autres besoins physiques sont peu prononcés, quelques cas naturels d’heureuse fertilité se rapprochent beaucoup d’une telle exception. Mais elle se réalise encore mieux chez les classes privilégiées, que leur situation artificielle dispense presque entièrement de ces grossières sollicitudes.
Tel doit même devenir, dans le régime final, l’état normal de chacun pendant l’âge préparatoire où l’Humanité pourvoit seule à l’existence matérielle de ses futurs serviteurs, afin de mieux développer leur initiation morale et mentale. »
À quoi ressemblerait alors une société de ces humains en quelque sorte « purifiés » ou « épurés » ?
En une esthétisation de l’individu, en des libres associations – Auguste Comte montre bien l’étroit rapport qui existe entre le libéralisme le plus franc et l’anarchisme.
On lit ainsi :
« A cette constitution individuelle correspondrait une semblable existence collective, soit domestique, soit même politique, où les instincts sympathiques domineraient librement. Leur prépondérance serait alors marquée surtout par un développement plus complet de la vie de famille et un moindre essor de la vie de société.
Celle-ci, en effet, n’acquiert sa principale intensité que d’après la coopération de plus en plus vaste qu’exige notre réaction continue contre les difficultés extérieures.
Mais le charme immédiatement propre aux affections sympathiques devient plus profond à mesure que les relations habituelles sont mieux circonscrites.
Le plus noble des instincts bienveillants, quoiqu’il soit aussi le moins énergique, ne pourrait cependant cesser alors d’inspirer directement l’amour universel.
Toutefois, faute d’une véritable activité commune, son exercice ordinaire serait dû surtout au besoin uniforme de communiquer les émotions domestiques, dont l’expansion simultanée se trouverait préservée de tout conflit spontané.
En un mot, l’existence sociale, n’ayant alors aucune forte destination pratique, prendrait, comme l’existence personnelle, un caractère essentiellement esthétique.
Mais ce caractère, à la fois devenu plus pur et plus fixe, développerait ainsi des satisfactions que nous pouvons à peine imaginer, et dont l’attrait continu lierait profondément les diverses familles qui pourraient y participer assez.
L’antique puissance des fêtes communes comme lien général des différentes peuplades grecques, avant toute active coopération, peut seule nous indiquer faiblement la nature de telles associations.
Dans cet état fictif, le classement fondé sur le mérite personnel dominerait spontanément celui qui résulte d’une prépondérance matérielle qui ne se développe qu’en vertu des nécessités correspondantes.
Mais la hiérarchie naturelle qui place la supériorité morale au-dessus de la prééminence physique, et même intellectuelle, s’y trouverait aussi mieux appréciable et moins contestée. »
Ce qui est frappant, c’est qu’on se situe ici uniquement dans l’esprit, dans le refus général de la matière. Auguste Comte est d’ailleurs très clair :
« La conclusion générale de cet examen hypothétique consiste donc à reconnaître que la suppression continue des exigences matérielles rendrait le type humain plus pur et plus net, son évolution plus libre et plus rapide. »
Cela montre bien que le positivisme est simplement une contribution à la modification des mentalités ; il exprime un besoin historique. Il est un simple outil.