L’humanité, profitant de son développement, a accentué ses connaissances en chimie. Les drogues modernes en sont issues. L’héroïne a été conceptualisée à la fin du 19e siècle par la firme Bayer ; le LSD a été conceptualisé au milieu du 20e siècle par la firme Sandoz.
Une figure particulièrement marquante est ici le Français René Daumal 1908-1944), intoxiqué massivement aux drogues les plus puissantes et se tournant vers le sanskrit et l’Inde. Cela aboutira naturellement à une production de poètes illuminés (dans la perspective inévitable d’Arthur Rimbaud et de Gérard de Nerval) et à un roman allégorie de la quête spirituelle : Le Mont Analogue.
Cependant, on parle ici d’une approche élitiste et littéraire, qu’on peut retrouver chez Pierre Drieu La Rochelle à la fin de sa vie ; il faut attendre les années 1960 et la société de consommation américaine pour avoir un véritable tournant.
La figure principale est ici l’Américain Alexander Shulgin (1925-2014), de la firme Dow Chemical Co, qui a systématisé la découverte des drogues synthétiques dans la seconde moitié du 20e siècle.
Ce « pape du psychédélisme » a écrit notamment deux « bibles » du consommateur de drogues synthétiques : « PiHKAL » (Phenethylamines I Have Known And Loved : A Chemical Love Story), soit Les phényléthylamines que j’ai connus et aimés. Une histoire d’amour chimique, et « TiHKAL » (Tryptamines I Have Known And Loved : The Continuation), soit Les tryptamines que j’ai connu et aimé. La suite.
Il est ici tout à fait frappant que ce culte « nouveau » des hallucinations provoquées par les drogues se produise aux Etats-Unis, au coeur du capitalisme le plus avancé. Car, ce que cela implique, c’est que le mode de production capitaliste bloquant la perspective de développement humain, il y a une expression de ce blocage par une tentative de retour en arrière historique.
Le mouvement hippie était un mouvement romantique au sens strict, idéalisant le passé, et c’est là qu’il faut bien comprendre que le culte des hallucinations n’est pas un simple produit de l’industrie moderne, mais un regard historique sur le culte des hallucinations amérindiens.
Le grand vecteur idéologique passe ici par Carlos Castaneda (1925-1998), un personnage qui fut particulièrement connu et médiatisé aux États-Unis dans les années 1960, ses ouvrages se vendant par millions.
Lui-même se présente comme un simple particulier ayant rencontré un chaman lui indiquant la voie à suivre pour atteindre une « réalité séparée ». Il n’a jamais été trop su si cette figure pittoresque était folle, mythomane ou un aventurier littéraire.
Reste qu’il est dans les pays occidentaux la principale figure idéologique d’un « retour » aux hallucinations comme voie spirituelle. Car les consommateurs de drogues psychédéliques n’ont rien à voir avec les consommateurs de cannabis, bien que ces derniers soient une variante historique appauvrie, tout comme les consommateurs d’alcool cherchant à être grisé ou saoul.
Le culte du psychédélique est culturellement et intellectuellement extrêmement recherché, avec une vision du monde qui ramène à l’humanité d’avant le monothéisme. C’est une résurgence historique d’un moment passé de l’humanité, et c’est d’autant plus fort que c’est un matérialisme dialectique inversé.
Voici comment Carlos Castaneda présente par exemple le psychédélisme, en 1993, dans L’art de rêver. C’est tout à fait représentatif de l’idéologie chamanique d’une sorte de « troisième oeil », d’une vision mystique permettant de voir le monde au-delà de son apparence matérielle, etc., avec un panthéisme inversé, une lecture cosmique de la réalité se retournant en son contraire.
« Au cours des vingt dernières années, j’ai écrit une série de livres relatant mon apprentissage avec un sorcier indien yaqui du Mexique, don Juan Matus.
Dans ces ouvrages, j’ai expliqué qu’il m’avait enseigné la sorcellerie, non pas la sorcellerie telle que nous la comprenons dans le contexte de notre monde de tous les jours, c’est-à-dire la mise en œuvre de pouvoirs surnaturels à l’encontre d’autrui, ou bien l’invocation des esprits avec des amulettes, des sorts, ou des rituels destinés à produire des effets surnaturels.
Pour don Juan, la sorcellerie était l’acte qui rend substantielles quelques prémisses particulières d’ordres pratique et théorique concernant la nature et le rôle de la perception dans notre saisie et notre modélisation de l’univers qui nous entoure.
Pour définir sa connaissance j’ai évité, à la suggestion de don Juan, l’usage d’une classification anthropologique, le chamanisme. Je l’ai toujours désignée par le terme qu’il utilisait pour la nommer : sorcellerie.
Sans aucun doute, don Juan était un intermédiaire entre le monde naturel de la vie de tous les jours et un monde invisible qu’il ne nommait pas le surnaturel, mais la ‘‘seconde attention’’.
Son rôle de maître consistait à me permettre l’accès à ce monde. Dans mes ouvrages antérieurs, j’ai décrit ses méthodes d’enseignement permettant d’atteindre ce but, ainsi que les arts de la sorcellerie qu’il me faisait pratiquer, dont le plus important se nommait ‘‘l’art de rêver’’.
Don Juan soutenait que notre monde, que nous croyons être unique et absolu, n’est qu’un parmi un groupe de mondes conjoints, disposés telles les couches d’un oignon.
Bien que nous ayons été énergétiquement conditionnés à percevoir exclusivement notre monde, il affirmait que nous avons encore la possibilité d’entrer dans ces autres royaumes qui sont aussi réels, uniques, complets et accaparants que l’est notre monde (…).
À de nombreuses reprises, don Juan insista sur le fait que tout ce qu’il m’enseignait avait été cerné et mis en œuvre par des hommes qu’il décrivait comme des sorciers de l’antiquité.
Très clairement, il établit une distinction profonde entre ces sorciers et les sorciers d’aujourd’hui.
Il définit les sorciers de l’antiquité comme des hommes qui vivaient au Mexique des milliers d’années avant sa conquête par les Espagnols, des hommes dont l’œuvre la plus grandiose avait été d’édifier les structures de la sorcellerie, en insistant sur sa réalité pratique et concrète.
Il les décrivait comme des hommes brillants mais sans sagesse. À l’inverse, il peignait les sorciers modernes comme des hommes connus pour leur esprit sain et leur capacité à rectifier, s’ils l’estimaient nécessaire, le cours de la sorcellerie (…).
Un jour, alors que nous nous promenions autour de la place de la ville de Oaxaca, don Juan me fournit, d’un point de vue de sorcier, la plus cohérente définition de rêver. ‘‘Les sorciers considèrent rêver comme un art très sophistiqué, l’art de déplacer à volonté le point d’assemblage de son habituelle position de façon à rehausser et à élargir la portée de ce qui peut être perçu.’’
Selon lui, les sorciers d’antan fondèrent l’art de rêver sur cinq conditions qu’ils virent dans le courant d’énergie des êtres humains. En premier lieu, ils virent que seuls les filaments qui passent par le point d’assemblage peuvent être assemblés en une perception cohérente.
En second lieu, ils virent que si le point d’assemblage est déplacé à un autre endroit, aussi infime que soit ce déplacement, des filaments d’énergie différents et inhabituels passent à travers lui.
Ces filaments affectent la conscience et forcent l’assemblage de ces champs d’énergie inhabituels à former une perception stable et cohérente. Troisièmement, ils virent qu’au cours de rêves ordinaires, le point d’assemblage se déplace facilement de lui-même sur une autre position à la surface ou à l’intérieur de l’œuf lumineux.
Quatrièmement, ils virent que l’on peut faire bouger le point d’assemblage en dehors de l’oeuf lumineux, dans l’immensité des filaments d’énergie de l’univers.
Et, cinquièmement, ils virent qu’avec une certaine discipline il est possible de cultiver et d’accomplir, au cours du sommeil et des rêves ordinaires, un déplacement systématique du point d’assemblage. »
Il est vraiment marquant que les propos forment une sorte de lecture matérialiste dialectique de la Nature comme grand ensemble, mais totalement inversée. Et c’est une véritable vision du monde, qui a beaucoup de déclinaisons, notamment dans les sciences physiques avec les théories les plus délirantes comme la « théorie des cordes », les « multivers » et autres idéalismes littéralement chamaniques.
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