L’année 1938 se situe pour le Parti Communiste Français dans le prolongement de l’année 1937. En effet, il a été fait un double choix : considérer que le Front populaire existe encore, se positionner de telle manière à apparaître comme le véritable représentant des radicaux (c’est-à-dire des centristes).
C’est la concrétisation formelle de la ligne de Maurice Thorez, pour qui tout passe par le Front populaire, dont le Parti Communiste Français n’est que l’aile la plus consciente et revendicative.
Au sens strict, le choix de 1937 supprime toute autonomie stratégique et tactique au Parti Communiste Français. Il va le payer très cher.
Initialement, cela ne se remarque pas du tout. Le 12 février 1938, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent à Paris pour célébrer le mouvement né le même jour quatre ans plus tôt. 30 000 font de même à Lyon, 20 000 à Saint-Étienne, 15 000 à Bordeaux et dans d’autres petites villes.
Une semaine après, le gouvernement et la CGT, avec le rapporteur général de la Commission du Travail, établissent un accord, par la suite voté au parlement par 360 voix contre 226.
Deux semaines après, le rapport sur les conventions collectives est voté par 442 voix contre 108 ; ce rapport a été établi par Ambroise Croizat.
Et deux mois plus tard, le 10 avril 1938, 200 000 personnes défilent à Paris en soutien au Front populaire.
Autrement dit, même si le gouvernement est organisé par les centristes que sont les radicaux, sans socialistes puisqu’ils sont sortis, il y a encore une apparente unité ; le Front populaire, de manière formelle semble se maintenir et pousser à la transformation des institutions, de la société, de l’économie.
Il y a ici toutefois à l’arrière-plan une sorte d’illusion quant à la stabilité du pays.

Le premier choc se produit en mars 1938, lorsque l’Allemagne nazie annexe l’Autriche. Il est désormais tout à fait net que les choses s’accélèrent sur le plan international.
Le Parti Communiste Français, qui appelait systématiquement depuis 1936 à soutenir la République espagnole de toutes ses forces, pratiquement quotidiennement avec L’Humanité, ajusta alors sa ligne.
Fut toujours plus accentué l’affirmation qu’aider l’Espagne, c’était protéger la France d’une invasion germano-italienne. Une victoire franquiste produirait une troisième ligne de front, alors que l’Allemagne nazie présentait la France comme son ennemie et que l’Italie commence à avoir des visées territoriales aux dépens de la France.
Ce positionnement somme toute assez juste relevait cependant d’une sorte d’alignement stratégique qui ne pouvait pas être réellement compris encore par les larges masses. Ce qui ressortait, c’était une sorte de réflexion « géopolitique » et à part les éléments s’y intéressant avec réalisme, objectivité, cela apparaissait davantage comme une sorte de propagande qu’autre chose.
La question espagnole, si présente, ne produisit donc pas l’impact espéré, attendu ; s’il y avait de réelles mobilisations, comme le 8 avril 1938 avec 30 000 personnes au vélodrome d’Hiver pour réclamer l’ouverture de la frontière avec l’Espagne, il n’y eut pas de réel impact dans les masses au point de faire basculer les choses.
La démission de Camille Chautemps de son poste de président du Conseil à la suite de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie reflète pourtant le glissement généralisé en France par rapport aux questions internationales.
La preuve en est que lorsque Édouard Daladier devient premier ministre en avril 1938, il obtient 576 voix contre 5, ce qui est une preuve d’un large socle bourgeois. Tout le monde soutient, parce que la tension est palpable et la tendance à la centralisation devient prégnante.
Cela, le Parti Communiste Français ne le voit pas. Il tourne en roue libre par rapport au choix de 1937.

Cela donne le paradoxe suivant : d’un côté, le Parti Communiste Français est le seul à comprendre la dimension historique de ce qui se passe, l’importance des enjeux. De l’autre, il joue la carte de l’apaisement, de la force tranquille, de la pesanteur « républicaine »
Voici l’appel du 1er mai, où on lit bien la « tentation » centriste à laquelle le Parti Communiste Français a cédé sous la direction de Maurice Thorez.
« Fidèles à une tradition qui symbolise l’action revendicative de la classe ouvrière internationale, dimanche 1er mai, à travers la France, vous répondrez à l’appel de vos organisations syndicales.
Vous, vous rassemblerez, fraternellement unis, et vous manifesterez votre attachement au progrès social, à la liberté et à la paix
En ce jour où le monde au travail affirme sa puissance disciplinée, conscient de ses droits et de ses devoirs envers la nation, le Parti communiste, dont la seule ambition est de bien servir la cause du peuple, tient à manifester sa solidarité totale envers les syndicats ouvriers.
Le patronat de droit divin marque une hostilité croissante aux lois sociales ; il traîne en longueur les pourparlers relatifs au renouvellement des conventions collectives il refuse l’application des sentences arbitrales rendues conformément à la loi ; il sabote l’économie nationale sans aucun souci pour la sécurité du pays.
Le 1er mai, le peuple travailleur manifestera sa volonté de ne laisser porter atteinte à aucune des conquêtes sociales obtenues grâce au Front populaire, et qui attestent la supériorité du régime démocratique, alors que s’affirme la progression douloureuse de la misère ouvrière dans les pays de dictature fasciste.
II prouvera sa sollicitude envers tous ceux que l’âge après une longue vie de dure labeur, a rejetés de la production.Dans l’application du programme du Front populaire qui prescrit une réforme démocratique de la fiscalité et une action énergique contre les fraudeurs de l’impôt et les exportateurs de capitaux, il est possible à l’État de trouver les ressources qui permettront l’institution de la retraite pour tous les vieux travailleurs.
Le 1er mai, la classe ouvrière marquera sa réprobation des scandaleuses remises en liberté dont bénéficient les cagoulards, agents du fascisme international, et qui se préparaient au crime monstrueux de la guerre-civile.
Elle réclamera contre ces traîtres l’application de la vraie justice et le châtiment qu’ils méritent.
Elle affirmera son attachement à la paix qui ne peut être sauvée que dans le cadre de la sécurité collective, de l’assistance mutuelle, du respect loyal des traités et du droit international.
Elle manifestera son attachement au grand pays de l’Union soviétique, champion, de la paix, qui sait châtier comme il convient les trotskistes, agents du fascisme international, dans l’intérêt des peuples de l’univers.
Elle proclamera sa solidarité totale et, active avec l’héroïque peuple d’Espagne, victime de l’agression fasciste et de l’abandon des démocraties occidentales.
Partout retentira le cri « Ouvrez la frontière! Des avions, dés tanks, des canons pour l’Espagne républicaine! »
Travailleurs de France,
Devant la terrible menace qui pèse sur le monde, pour sauver l’humanité de la barbarie fasciste et des horreurs de la guerrePlus que jamais, Unité !
Socialistes et communistes, en avant pour le Parti Unique de la classe ouvrière !
Socialistes, communistes, radicaux, démocrates, plus que jamais restons unis au sein du Front populaire !
Ouvriers, paysans, classes moyennes, hommes et femmes, jeunes et adultes, sans distinction d’opinion, forgez l’union de la nation française, main dans la main pour la ronde de la paix !
LE PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS
Le premier mai 1938 est par ailleurs un véritable succès : 250 000 personnes manifestent à Paris, 100 000 à Marseille, 50 000 à Lyon, 30 000 à Rouen, 20 000 à Toulouse et autant à Nice et Valenciennes, 17 000 à Metz, 15 000 à Grenoble, 12 000 à Oran, 10 000 à Nîmes et autant à Alger, Alès et Boulogne, 8 000 à Nantes et autant à Toulon, 5 000 à Hénin-Liétard, 4 000 à Orléans et autant à Châlons-sur-Marne, et quelques milliers dans d’autres petites villes.
Édouard Daladier, nouveau chef du gouvernement, va pourtant totalement changer la donne. Lorsqu’il arrive au poste de Président du Conseil, il dispose d’un soutien parlementaire quasi total.
C’est le signe d’un basculement, et cela va très vite se sentir. Il met en effet en place des décrets-lois pour passer en force dans ses mesures, notamment une nouvelle dévaluation du franc, au grand dam des socialistes et des communistes.
Maurice Thorez en appelle alors aux socialistes et le thème de l’unification des socialistes et des communistes est remis en avant. Ce qui était déjà une erreur au sens d’une illusion devient une faute, puisque la direction socialiste a compris que le vent a tourné.
Début juin 1938, lors du congrès du Parti socialiste-SFIO, il est procédé à la dissolution de la Fédération de la Seine, par 4 824 voix contre 3 200 et 354 abstentions.
Léon Blum triomphe à cette occasion, portant une motion votée par 4 872 voix, contre 1 735 au courant de la Bataille socialiste (partisane du rapprochement avec le Parti Communiste Français) et 1434 à la Gauche révolutionnaire (convergeant avec le trotskisme), pour 259 abstentions.
Une telle situation mettait de facto fin à toute perspective d’unification. Pire encore, cela appuyait l’hégémonie des centristes, et le gouvernement continua de manière prononcée sa politique de non-intervention en Espagne, malgré une situation toujours plus meurtrière.
Le Parti Communiste Français choisit alors d’activer particulièrement ses campagnes, ayant une confiance dans la signification des larges manifestations de masse encore existantes ; la manifestation en l’honneur de la Commune le 29 mai 1938 est ainsi un très grand succès.

Il multiplie les meetings dans tout le pays, devant des milliers de personnes à chaque fois, comme Maurice Thorez à Picquigny, dans la Somme, devant 15 000 personnes le 19 juin 1938. Cet activisme des meetings se prolongera jusqu’au début de la seconde guerre mondiale, avec un réel succès.
L’idée est de galvaniser la base en se posant comme l’aiguillon pour le retour au programme initial du Front populaire. L’impact est réel dans la jeunesse et on a ainsi 50 000 personnes le 26 juin 1938 à Douai, pour un rassemblement de la Jeunesse communiste avec Maurice Thorez et Raymond Guyot, qui avait agi auparavant dans la clandestinité comme dirigeant de la Jeunesse communiste et était passé par la prison pour cela.
Le 14 juillet 1938, il y a de nouveau des centaines de milliers de personnes à Paris pour la grande manifestation à l’occasion de la fête nationale, ainsi que 50 000 à Lyon, 35 000 à Alger, 20 000 à Toulouse, 10 000 à Marseille, 7 000 à Dijon et autant à Nîmes, 6 000 à Perpignan, et plusieurs milliers dans différentes villes (Bordeaux, Grenoble, Rouen, Toulon…).
Voici une déclaration de la mi-août qui présente bien l’approche générale choisie et « l’espoir » du Parti Communiste Français.
« Faisant écho aux campagnes abominables des oligarchies capitalistes contre les conquêtes sociales du Front populaire, le président du Conseil a annoncé son intention.de mettre fin à l’application de la loi sur les 40 heures et cela à un moment où plus de 340.000 ouvriers sont sans travail.
Au lieu de prendre des mesures contre les déserteurs du franc, dont aucun n’a été poursuivi, au lieu de flétrir les saboteurs de l’économie nationale, au lieu d’agir contre les trusts et les spéculateurs qui organisent la vie chère et menacent le franc, M. Édouard Daladier a préféré attaquer les travailleurs, sans prendre d’ailleurs la peine de consulter ses collègues du gouvernement.
Cela lui vaut les félicitations de la presse à la solde du grand capital qui s’oppose à l’institution de la retraite aux vieux travailleurs, au rajustement des traitements des fonctionnaires, à la création de la caisse contre les calamités agricoles et à la réforme fiscale démocratique qu’attendent les commerçants et artisans écrasés par l’impôt.
Il appartient aux masses laborieuses de défendre la loi républicaine contre ceux qui, étant chargés de la faire respecter, se préparent à la violer.
Le 12 avril dernier, devant les Chambres, le président du Conseil déclarait : « Les patrons doivent appliquer avec loyauté des lois sociales dont ils ont proclamé eux-mêmes qu’ils les considéraient comme définitives. »
Il serait donc normal après le changement qui vient de se produire que les Chambres soient convoquées.
Il importe que les travailleurs de toutes opinions se serrent plus que jamais autour de la qui les appelle à la résistance pour défendre les 40 heures. Si cette loi de progrès social et d’humanité était abrogée, les congés payés, les contrats collectifs et le droit syndical seraient menacés à leur tour.
Il faut en finir avec l’intolérable dictature dé la finance sur le pays. Il faut revenir à l’application du programme du Front populaire voulu par le suffrage universel.
Pour le respect de la volonté légale du pays qui a voté le programme du Front populaire. Pour la fidélité au Serment du 14 juillet.
Ouvriers, paysans, intellectuels, commerçants, artisans,
UNISSEZ-VOUS !
Socialistes, radicaux, syndiqués, communistes, partisans du progrès social, de la liberté et de la paix, NE LAISSEZ PAS TOUCHER A L’UNION DU FRONT POPULAIRE.
LE PARTI COMMUNISTE. »
Tout en place, du point de vue du Parti Communiste Français. Reste à voir le résultat de la grande épreuve de force.
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isolé et interdit (1938-1939)