La folie furieuse du fanatisme catholique contraste terriblement avec le réalisme de la peinture de Diego Vélasquez. On comprend qu’il ait été facile pour la réaction de s’accorder une légitimité en Espagne, en prétendant que les avancées du siècle d’or n’allaient pas sans la démarche impériale et catholique.
L’histoire de l’Espagne exige de saisir le double caractère des tendances historiques, ainsi que le développement inégal, car Diego Vélasquez vient de Séville, la plus peuplées des villes espagnoles alors, qui a le monopole commercial avec le nouveau monde.
De fait, quel rapport y a-t-il sur le plan des valeurs entre une peinture comme Le Porteur d’eau de Séville et le fanatisme catholique allié à l’expansionnisme impérial ?
Le réalisme est porté par le peuple, par une réalité en développement, par une plus grande complexité des idées, de la sensibilité, des sentiments, des émotions, de la capacité à représenter.
Et le peuple est en pleine évolution avec la fin de la Reconquête, avec une vague d’unification, d’apports de progrès, de fin de la guerre, de législation unifiée, de valeurs morales systématisées, même si sous l’égide du catholicisme.
Ce dont on parle, c’est en fait du progrès des villes, qui s’arrachent au moyen-âge et à ses campagnes arriérées. La culture connaît une avancée majeure, les forces productives connaissent un saut.
Diego Vélasquez est extrêmement connu comme peintre, et il représente indéniablement l’esprit national espagnol. Il est en capacité de présenter des scènes, de les séparer du cadre général pour les poser dans leur substance.
Et cette substance est vue par le prisme espagnol, avec la contradiction entre la raideur et la mobilité, comme ici avec la Vieille faisant frire des œufs.
L’esprit espagnol ne se veut pas tant grave que digne, et derrière l’orgueil apparent il y a une forme de fierté de celui qui se sait à sa place.
Voici La Cène d’Emmaüs, un autre exemple de « prise sur le fait », de moment finalement typique à un moment typique, conforme au réalisme.
La peinture de Diego Vélasquez est très diverse, depuis la représentation des personnes importantes de la Cour et de leur environnement direct, comme ici avec Le Bouffon Calabacillas, jusqu’à des peintures religieuses ou bien réalistes.
C’est la force et la faiblesse du siècle d’or, qui est capable de partir dans des directions très diverses. C’est cela qui a fait la force du baroque, cette forme de représentation directement formulée par le catholicisme au moyen du Concile de Trente.
L’Espagne elle-même se perdra dans ce fourmillement, en ne parvenant pas à une émergence nationale unifiée complète.
C’est malheureusement aussi pour cela que la bourgeoisie éprouve une réelle fascination pour la peinture espagnole, malgré son caractère très inégal. C’est qu’il y a justement une certaine faiblesse, il n’y a pas la formidable charge qu’on a dans la peinture réaliste des Pays-Bas.
On reste dans une affirmation sous la forme d’un dérapage contrôlé, encadré, ce qui est très conforme à l’esprit catholique et étranger au protestantisme dont le souci de la vie intérieure pousse immanquablement au romantisme.
Le portrait de Marie-Anne d’Autriche est à ce titre un chef d’oeuvre, car s’il y a une vraie raideur, ce n’est pas formel pour autant, le visage semble mobile ou prêt à l’être ; on pourrait penser qu’il va y avoir une mise en mouvement.
C’est l’apport espagnol que de proposer une attitude digne, mais active, ce qui est une puissante contradiction, qui est capable de porter une culture d’envergure.
De par la réelle attention donnée à la dignité, on peut dire que la peinture espagnol, conformément à la culture nationale espagnole et dans ce cadre, transporte une réelle conviction.
C’est comme avec Don Quichotte, ou ce portrait du sculpteur Juan Martínez Montañés : peu importe la valeur de ce qu’on est, on est dans ce moment de manière entière, pleine, ce qui est déjà beaucoup.
On connaît la fameuse angoisse espagnole, le questionnement existentiel qu’on retrouve en Espagne : c’est précisément dans ce rapport à la dignité qu’il faut comprendre cela. L’apport de la culture espagnole du siècle d’or, c’est le soulignement de la question de sa place.
Peu importe si dans l’ensemble, dans le cadre général, cela ne fonctionne pas, car le monde est trop changeant, trop incompréhensible. Il faut au moins être là, à sa place, et s’y poser dignement.
La littérature espagnole se fonde le plus directement sur cette vision du monde, véritablement propre à l’Espagne par l’intermédiaire du siècle d’or qui lui donne naissance comme nation.