Le regard historique de Joachim du Bellay

Ce qui est marquant dans la poésie de Joachim du Bellay, c’est qu’elle insiste grandement sur le cours du temps et la dimension historique. C’est cela qui est trompeur et qui donne l’impression d’une personne cultivée déçue des ruines de Rome.

En réalité, du Bellay a un regard sur le concept de civilisation. Et c’est parce qu’il a ce regard qu’il a pu écrire Défense et illustration de la langue française, qui se veut un manifeste pour une nouvelle civilisation.

Dans cette œuvre, il souligne d’ailleurs les inventions nouvelles, telles l’imprimerie et l’artillerie, les mettant au même plan que celles du passé, soulignant que la civilisation est désormais également présente.

« L’architecture, l’art du navigage et autres inventions antiques certainement sont admirables, non, toutefois, si on regarde à la nécessité mère des arts, du tout si grandes qu’on doive estimer les cieux et la nature y avoir dépendu toute leur vertu, vigueur et industrie.

Je ne produirai, pour témoins de ce que je dis, l’Imprimerie, soeur des Muses et dixième d’elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d’artillerie, avec tant d’autres non antiques inventions qui montrent véritablement que, par le long cours des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu’on voudrait bien dire. »

On voit cela très bien dans le vingt-neuvième poème du recueil Les Antiquités de Rome. Rome y est présentée comme un point de convergence historique, mais qui a fait son temps. C’est la notion de civilisation qui ressort.

Tout ce qu’Egypte en pointe façonna
Tout ce que Grece à la Corinthienne,
A l’Ionique, Attique ou Dorienne,
Pour l’ornement des temples maçonna.

Tout ce que l’art de Lysippe donna,
La main d’Apelle, ou la main Phidienne,

Souloit orner ceste ville ancienne
Dont la grandeur le ciel mesme estonna.

Tout ce qu’Athene eut oncques de sagesse,
Tout ce qu’Asie eut oncques de richesse,
Tout ce qu’Afrique eut oncques de nouveau,

S’est veu ici. Ô merveille profonde !
Rome vivant fut l’ornement du monde,
Et morte elle est du monde le tombeau.

Du Bellay a véritablement une réflexion d’une grande profondeur sur le temps, les périodes historiques, la notion de civilisation.

Dans Les Antiquités de Rome, le troisième poème constate ainsi :

Nouveau venu qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’apperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

Voy quel orgueil, quelle ruine, et comme
Celle qui mist le monde sous ses lois
Pour dompter tout, se donta quelquefois,
Et devint proye au temps qui tout consomme.

Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tybre seul, qui vers la mer s’enfuit,
Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme est par le temps destruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

C’est cela qui est trompeur : ce regard historique peut être réduit, si l’on n’y prend garde, à une sorte de nostalgie, de déception face à une Rome qui n’existe plus que par des ruines, face à une Rome qu’on ne pourrait plus retrouver. Là n’est pas la question du tout.

Il dit, par exemple, dans le vingt-cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome, constatant les ruines de la Rome antique :

J’entreprendrois, vu l’ardeur qui m’allume,
De rebastir au compas de la plume
Ce que les mains ne peuvent maçonner.

Or, il ne s’agit nullement de rétablir la Rome antique : il s’agit de le faire revivre, de manière transposée dans une autre civilisation. L’idée est qu’avec la France une nouvelle civilisation se forme et par conséquent celle-ci est en phase avec la civilisation romaine, car toutes les civilisations naissent et meurent, leur esprit traversant les époques.

Il y a chez du Bellay une mystique de la civilisation, comme en témoignent ces vers du cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome :

Rome n’est plus, et si l’architecture
Quelque ombre encor de Rome fait revoir,
C’est comme un corps par magique sçavoir,
Tiré de nuist hors de sa sépulture.
Le corps de Rome en cendre est devallé,
Et son esprit rejoindre s’est allé
Au grand esprit de ceste masse ronde,
Mais ses escrits, qui son los le plus beau
Malgré le temps arrachent du tombeau,
Font son idole errer parmi le monde.

On note ici que ce sont par les « écrits » que la Rome antique s’est maintenue et c’est le sens de l’oeuvre poétique de du Bellay que de se placer dans un cadre de civilisation. C’était le moyen intellectuel qu’il a trouvé afin de valoriser la nation française. Ne sachant ce qu’est une nation, le phénomène étant nouveau, il a analysé cela en termes de civilisation.

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