Le rôle déterminant de la sur-alimentation pour le contournement des crises de surproduction de marchandises alimentaires et de capitaux liés à l’agro-industrie

Le capitalisme a contourné les crises de surproduction de marchandises alimentaires et de capitaux liés à l’agro-industrie pendant tout le 20e siècle en raison de la sur-alimentation. Celle-ci n’est pas sans conséquence et en raison de cela, le capitalisme se retrouve face à un mur au 21e siècle dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme.

En transformant l’agriculture, le capitalisme a formidablement bien développé les capacités de production alimentaire, rendant pratiquement impossible toute pénurie comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de l’humanité. Seuls les pays à la marge du capitalisme et maintenus dans le sous-développement peuvent connaître ces pénuries aujourd’hui, notamment en Afrique.

Aux États-Unis, où l’agriculture s’est développée directement sous une forme capitaliste, le développement des capacités de production a été particulièrement marqué, permettant une immigration massive et très rapide avec la possibilité de nourrir tout le monde.

Le phénomène s’est produit ensuite, de manière plus lente et relativement moins prononcée, pour l’ensemble du monde capitaliste. Seuls quelques pays capitalistes comme la France, de part la loi du développement inégal, ont gardé une relative base agricole paysanne jusqu’à la deuxième moitié du 20e siècle, avant que le 21e siècle finissent d’y généraliser également l’agro-industrie.

Ce phénomène d’accumulation capitaliste dans le secteur agricole a produit de gigantesques monopoles dans la seconde partie du 20e siècle, avec des capacités productives immenses.

Dix groupes internationaux sont connus pour particulièrement truster le secteur (hors viande), détenant pratiquement l’ensemble des grandes marques existantes depuis les croquettes pour chien jusqu’aux eaux minérales en passant par les desserts. Ce sont les américains Kellogg’s, General Mills, Mondelez, Mars, Coca-Cola et Pepsico, le britannique Associated British Foods, le néerlando-britannique Unilever, le français Danone et le suisse Nestlé, qui détient par ailleurs la première place dans le secteur agro-alimentaire.

Il y a en amont de ces groupes toute une chaîne agro-industrielle pour produire, récolter, raffiner et distribuer essentiellement des céréales et du sucre.

Tous ces groupes monopolisant la production agricole n’ont pas fait que la développer quantitativement. Il a fallu surtout changer la nature de la production elle-même, afin de pouvoir continuer à la développer quantitativement.

Le capitalisme par définition ne sait pas s’arrêter, il doit sans cesse élargir ses bases. On comprend facilement qu’en ce qui concerne l’alimentation, il peut rapidement se retrouver face à un mur. Quand les besoins alimentaires sont couverts, il n’y a plus de possibilité d’élargissement de la production, alors que l’augmentation des capacités de production a été largement plus rapide que l’augmentation de la population au 20esiècle.

D’abord aux États-Unis puis dans le reste du monde capitaliste, le risque a rapidement été celui de la surproduction de marchandises alimentaires et de capitaux agro-industriels, faisant s’effondrer un pan entier de l’économie. Cependant, si la surproduction dans le secteur agricole a existé et existe encore, de plus en plus, cela a été largement contourné pendant des dizaines d’années.

Le soutien à l’élargissement de la production a en fait été permis par l’élargissement de la consommation elle-même, avec ici un phénomène particulièrement important, lié à la nature de l’alimentation humaine, qui a soutenu le processus. Il faut prendre ici le temps de présenter en détail ce phénomène, pour bien le comprendre.

La particularité des marchandises produites par les grands groupes, à base de céréales et de sucre, est qu’il s’agit de produits agricoles raffinés. Si des légumes ne sont globalement que des légumes et sont produits comme légumes, puis vendus comme légumes avec peu de possibilités de transformation, il n’en est pas de même des céréales et du sucre.

Les céréales consommées depuis le 20e siècle par l’humanité n’ont plus rien à voir avec celles consommées auparavant, car elles sont entièrement raffinées, c’est-à-dire transformées dans des usines. Il en est de même du sucre, issus de la betterave (le sucre de canne à sucre est marginal). Cela permet bien sûr la réalisation d’une plus-value par l’exploitation du travail ouvrier dans ces usines et c’est un premier aspect.

Ce raffinage des céréales et du sucre a également permis au capital de se placer et à la surproduction agricole de s’écouler, un produit raffiné nécessitant par définition des machines ainsi que plus de matières premières qu’un produit brut directement vendu comme tel. C’est là un second aspect.


Pour ces deux raisons, durant le 20e siècle, les produits issus des céréales et à base de sucre se sont massifiés et généralisés dans les habitudes alimentaires.

Le troisième aspect, qui découle directement de cela et qui est véritablement déterminant, est que cette transformation qualitative de la production alimentaire a directement transformé l’humanité dans son rapport à la nature, par son alimentation.

C’est une contradiction de plus entre l’humanité et la nature, qui dans le cadre de la contradiction ville-campagne au 21e ne peut que renforcer la seconde crise générale du capitalisme.

Les céréales raffinées et le sucre modifient totalement le rapport métabolique à la nourriture, et plus précisément à la quantité de nourriture mangée.

Autrement dit, une alimentation traditionnelle est limitée quantitativement par la sensation de faim, qui régule l’apport en nourriture, mais il n’en est pas de même pour les céréales raffinées et le sucre. Ces derniers peuvent être mangés dans des proportions immensément plus importantes que pour une nourriture traditionnelle.

C’est précisément cela qui a joué un rôle déterminant dans l’élargissement du capitalisme dans le secteur agricole, évitant temporairement l’émergence d’une grande crise de surproduction dans le domaine agricole et participant à repousser l’émergence inéluctable de la seconde crise générale du capitalisme.

Voyons comment cela est possible.

La première chose à laquelle on pense quand on parle d’augmentation de la consommation alimentaire est l’épidémie d’obésité (au sens d’obésité morbide).

Il faudrait plutôt parler de l’épidémie de surpoids, car si l’obésité est généralisée dans un pays comme les États-Unis, elle n’existe que de manière marginale en France. Le surpoids par contre y est généralisé et relève exactement du même processus.

L’erreur serait ici de croire que le surpoids est une simple conséquence mécanique de l’augmentation de la production agricole, et donc de la consommation alimentaire.

C’est précisément cette vision des choses qui a été développée dans la seconde moitié du 20e siècle, comme discours reflétant directement l’intérêt des monopoles.

Il s’agit en particulier de l’artifice du comptage des kilocalories présentées par les aliments, avec le concept fantasque de « Calories ».

Le surpoids ne serait selon cette conception que la conséquence du déséquilibre d’une prétendue « balance énergétique », avec d’un côté les « Calories » ingérées et de l’autre celles « dépensées » par l’activité chimique de l’organisme.

Comptabiliser (statistiquement) le potentiel énergétique des aliments mangés n’a pourtant aucun intérêt pour un individu, ni pour sa santé en général, ni pour la régulation de son poids. Cela n’apporte aucune indication sur la façon dont sont métabolisés les aliments.

Cette aberration d’ailleurs n’était pas entendable pour les scientifiques des années 1930, qui connaissaient déjà très bien les raisons biochimiques de la prise de poids.

Le problème du surpoids est de nature qualitatif avant d’être quantitatif.

Le surpoids se produit quand, trop régulièrement, une partie de la nourriture (précisément des glucides) est stockée par l’organisme sous forme de graisse plutôt que d’être évacuée ou directement consommée énergétiquement (en fait surtout placée dans des stocks mobilisables facilement et rapidement, les réserves de glycogènes).

Ce n’est pas une affaire de quantité de nourriture en tant que telle, mais de forme de la nourriture qui ne peut pas être métabolisée correctement. On peut tout à fait manger insuffisamment, et produire de la graisse inutile. Cela tient précisément à la structuration chimique des aliments produits par les monopoles de l’agro-industrie, que sont les céréales raffinées et le sucre.

Pour comprendre cela facilement, on peut résumer la chose ainsi :

1) naturellement, l’organisme humain s’est développé par rapport à une consommation d’aliments demandant un travail de digestion particulier, car ceux-ci sont composés de beaucoup de fibres et parfois d’eau, et organisés chimiquement de manière complexe.

2) les céréales raffinées, le sucre, mais aussi les fruits en jus ou en sirop, par contre, existent sous une forme pratiquement pure chimiquement. Si les plantes savent gérer cela, tel n’est pas le cas de l’organisme humain, qui se retrouve débordé par un afflux de glucides pures très rapidement dans le sang.

Autrement dit, le travail devant être fait par l’appareil digestif pour décomposer les aliments et en extraire les glucides (ainsi que les acides aminés, les acides gras, les vitamines et les minéraux) a été lui-même approprié par le capital, dans les raffineries agricoles (supprimant au passage les acides aminés, les acides gras, les vitamines et les minéraux).

Le surpoids n’est qu’une conséquence de cela, un dommage collatéral. Ce n’est pas l’explication de l’élargissement de la production agricole et de la consommation alimentaire (et inversement).

Chez certaines personnes, dont les tissus sont particulièrement lipophiles, une grande partie de l’afflux massif de glucide dans le sang est transformé en graisse, ce qui les fait grossir. Chez d’autres personnes, qui mangent tout autant et aussi mal, cet afflux réussi à s’évacuer autrement sans se transformer en graisse, ou en tous cas beaucoup moins, et en tous cas jusqu’à un certain âge.

Ce qui est réellement déterminant par contre, c’est que, dans les deux cas, on a de la nourriture qui est non pas consommée véritablement en tant que tel (alors qu’elle remplirait son rôle nourrissant), mais qui est soit stockée inutilement, soit évacuée. C’est ainsi que la surproduction agricole est contournée, en produisant des marchandises alimentaires qui ne nourrissent pas, ou très peu, engendrant une hausse de la consommation.

Les personnes en surpoids mangent beaucoup justement pour compenser cela : puisque beaucoup d’aliments ne sont pas métabolisés correctement, alors il y a un manque et une sensation naturelle de faim. Comme de surcroît les produits raffinés et sucrés sont particulièrement attirants, de par l’attirance naturelle de l’organisme pour des produits considérés par les capteurs comme étant énergétiques, alors le phénomène se renforce.

L’obésité n’est que l’exacerbation de ce phénomène, chez des personnes particulièrement aliénées par les marchandises des monopoles, qui ont abandonné leur organisme à ces marchandises.

Le surpoids par contre est généralisé dans un pays comme la France et reflète exactement la même situation, avec une consommation alimentaire décuplée par la pauvreté nutritive et énergétique des aliments consommés.

Cela concerne également de nombreuses personnes qui ne sont pas, ou pas encore, en surpoids.

Il ne faudrait pas penser ici qu’il ne s’agit que du sucre et des produits sucrés, alors qu’il s’agit également de toutes les formes de consommation des céréales raffinées, souvent à base de farine blanche : pain blanc moderne, pizza, quiches, tartes, céréales du petit-déjeuner, biscuits, etc.

Il ne faudrait pas penser non-plus que ce phénomène est récent, alors qu’il existe depuis le 19e siècle, puis s’est entièrement généralisé à la fin du 20e siècle. Le phénomène était d’ailleurs déjà connu au début du 19e siècle en France, alors que le capitalisme commençait à peine à s’approprier la production agricole et à en changer la nature.


En 1825, dans son brillant ouvrage Physiologie du goût, considéré en France comme l’origine de la gastronomie, Jean Anthelme Brillat-Savarin explique cela de manière très précise à travers de nombreuses pages, d’une incroyable clairvoyance pour l’époque alors que les connaissances biochimiques étaient encore limitées.

Voici un extrait où il évoque cela avec une grande acuité :

« Le régime anti-obésique est indiqué par la cause la plus commune et la plus active de l’obésité, et puisqu’il est démontré que ce n’est qu’à force de farines et de fécules que les congestions graisseuses se forment, tant chez l’homme que chez les animaux ; puisque, à l’égard de ces derniers, cet effet se produit chaque jour sous nos yeux, et donne lieu au commerce des animaux engraissés, on peut en déduire, comme conséquence exacte, qu’une abstinence plus ou moins rigide de tout ce qui est farineux ou féculent conduit à la diminution de l’embonpoint.

Oh mon dieu ! allez-vous tous vous écrier, lecteurs et lectrices ; ô mon dieu !

Mais voyez donc comme le professeur est barbare ! voilà que d’un seul mot il proscrit tout ce que nous aimons, ces pains si blancs de Limet, ces biscuits d’Achard, ces galettes de…, et tant de bonnes choses qui se font avec des farines et du beurre, avec des farines et du sucre, avec des farines et des œufs !

Il ne fait grâce ni aux pommes de terre, ni aux macaronis ! Aurait-on dû s’attendre à cela d’un amateur qui paraissait si bon ?

Qu’est-ce que j’entends là ? ai-je répondu en prenant ma physionomie sévère, que je ne mets qu’une fois l’an ; et bien ! mangez, engraissez, devenez laids ; pesants, asthmatiques, et mourez de gras-fondu ; je suis là pour en prendre note et vous figurerez dans ma seconde édition…»

La différence bien évidemment depuis cette époque est que l’obésité, ou en tous cas le surpoids (synonyme d’obésité ici en 1825), ne concerne plus seulement des bourgeois ou des aristocrates s’adonnant sans-cesse à des repas copieux et réguliers, à base de produits raffinés, alors luxueux. Les produits raffinés et sucrés sont devenus depuis tellement courants et quotidiens qu’ils suffisent à faire grossir, même pour une alimentation d’apparence non-excessive, et particulièrement pour les populations les plus pauvres.

Le capitalisme se retrouve cependant de nouveau face à un mur. La pandémie de Covid-19 a particulièrement permis de pointer la dangerosité du surpoids, car les personnes particulièrement grosses sont très durement touchées par la maladie.

Il en est de même pour de nombreuses autres maladies directement liées à la sur-alimentation de produits raffinés, qui sont nécessairement remis en cause par le besoin de civilisation car faisant baisser l’espérance de vie de la population. Il s’agit du diabète et des différents problèmes cardiovasculaires, ainsi que de nombreuses autres pathologies multifactorielles.

Précisons au passage que ce qui est vrai pour la surconsommation de produits agricoles raffinés l’est aussi pour la surconsommation de protéines animales, dont l’action sur les hormones de croissance est directement mis en cause dans le développement des cellules cancéreuses.

Il y a donc une contradiction de plus en plus exacerbée entre la nécessité pour l’humanité de se nourrir et le besoin qu’ont les marchandises alimentaires capitalistes de circuler et le capital lié à l’agro-industrie de se placer.

L’évitement pendant des années de la surproduction de marchandises alimentaires et de surproduction de capital lié à l’agro-industrie, n’a fait qu’amplifier le phénomène.

C’est un aspect déterminant de la seconde crise généralisée du mode de production capitaliste à notre époque.