On sait que l’un des premiers écrits de grande importance de Karl Marx, qui est né en 1818, consiste en les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, qui seront publiés malheureusement bien après sa mort. On peut donc comprendre tout de suite l’importance de la lutte de Karl Marx contre Pierre-Joseph Proudhon en voyant qu’il a écrit une oeuvre directement en français, en 1847, pour attaquer celui-ci.
Le titre même, Misère de la philosophie, est une réponse à celui d’une œuvre de Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie de la misère,encore titré Contradictions économiques, et publié en 1846.
Karl Marx critique Pierre-Joseph Proudhon ici exclusivement sur le plan économique. Il lui reproche de ne pas avoir du tout compris quelles étaient les lois du capitalisme, et même en fait la nature de celui-ci. La critique de Marx est en pratique effectuée dans le même esprit que celle de Lénine dans son classique « Pour caractériser le romantisme économique ».
Pierre-Joseph Proudhon a une conception du « socialisme » qui en fait une sorte d’idéalisation de la société médiévale avec ses petits producteurs échangeant des biens. Le problème fondamental, c’est qu’il regrette cette société idéalisée, qu’il considère même qu’elle est possible aujourd’hui.
Karl Marx, dans Misère de la philosophie, constate ainsi :
« Cette juste proportion entre l’offre et la demande, qui recommence à faire l’objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d’exister. Elle a passé à l’état de vieillerie. Elle n’a été possible qu’aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l’échange s’agitait dans des limites extrêmement restreintes.
Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.
Ceux qui, comme Sismondi [critiqué notamment par Lénine dans son « Pour caractériser le romantisme économique »], veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.
Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C’était la demande qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation.
La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.
Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuels, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.
Ainsi de deux choses, l’une :
Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.
Ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.
Les échanges individuels ne s’accordent qu’avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de “ juste proportion ”, ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d’anarchie.
D’après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail, c’est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice de l’avenir, n’est que l’expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que Ricardo l’a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon. »