Ce qui est notable dans les S.A. était la division hiérarchique selon l’origine sociale. La base des S.A. était peuplée des classes les plus basses socialement, les cadres intermédiaires provenaient plutôt de la petite-bourgeoisie. Mais les dirigeants provenaient souvent de l’armée, à laquelle ils avaient appartenu avant même la guerre impérialiste de 1914-1918, et étaient d’origine aristocratique.
Cela n’est pas étonnant, car l’aristocratie, avec l’effondrement de la monarchie, s’est élancée dans une grande campagne idéologique anticapitaliste romantique, prônant une société « organisée » face au chaos capitaliste. Le terme employé pour désigner pour cette organisation sociale fut celui de « socialisme », désignant par là en réalité une société divisée en corporations avec l’armée comme colonne vertébrale.
L’idée de l’aristocratie était d’opposer au socialisme de la social-démocratie et du mouvement communiste naissant un « socialisme » consistant en une vague romantique. Ce « socialisme » serait fondé sur la « solidarité nationale » face aux « ennemis » de l’Allemagne, ainsi que fondé sur les valeurs féodales de l’Allemagne d’avant 1914, tout cela face au chaos capitaliste, aux crises économiques, etc.
Cette idéologie consiste très précisément en ce qui a été appelé la « révolution conservatrice », portée historiquement par l’écrivain Ernst Jünger (1895-1998), le philosophe Oswald Spengler (1880-1936), le juriste Carl Schmitt (1888-1985), ainsi que l’écrivain Arthur Moeller van den Bruck (1876-1925), exprimant un ultra-élitisme refusant toute participation à la société ou à de quelconques responsabilités sociales, cultivant un esthétisme aristocratique, etc.
En France, on retrouvera cette idéologie, ce style, cette approche, de manière la plus précise chez l’écrivain Julien Gracq, notamment dans les romans Au château d’Argol et Le rivage des syrtes, ce dernier roman étant par ailleurs influencé par le roman d’Ernst Jünger Sur les falaises de marbre.
Les principes de la « révolution conservatrice » ont été théorisés de manière la plus nette par Oswald Spengler, tout d’abord dans Le Déclin de l’Occident puis dans Prussianité et socialisme, publiés juste après 1918.
Le principe est extrêmement simple : le raisonnement se fonde sur le concept de civilisation, chaque civilisation étant considérée comme autonome et relevant d’un certain « esprit ». Il n’y a historiquement pas de « progrès », simplement une réalité conflictuelle où vivent des civilisations, qui peuvent donc périr. Pour Oswald Spengler, « la vie n’a pas de système, pas de programme, pas de raison ».
C’est l’idéologie ultra-libérale et ultra-individualiste appliquée à une nation, sauf que la nation est ici masquée derrière le concept de « civilisation ». Il n’y a pas de dimension racialiste, même si l’antisémitisme est présent de manière diffuse au nom d’une sorte de différentialisme civilisationnel.
Ce qu’on appelle « peuple » relève donc ici d’une « civilisation », et non pas simplement d’une nation. D’où la nécessité de l’union la plus grande du « peuple », et Oswald Spengler prend comme contre-modèle le « libéralisme » anglais où règne l’individualisme appuyé par sa situation d’île, ainsi que « l’égalitarisme » français uniquement empêché par le despotisme de généraux ou de présidents.
A ce chaos libéral et ces pulsions égalitaires niant l’Etat au profit du césarisme, Oswald Spengler oppose la conception d’un État central puissant, reprenant en fait le modèle de la Prusse féodale contrôlée par les junkers, les grands propriétaires terriens, qui introduisirent le capitalisme par en haut.
« Le trait caractéristique du premier [type d’évolution de l’agriculture, ici la « voie prussienne »] est que les rapports médiévaux dans la propriété de la terre ne sont pas liquidés d’un coup, mais adaptés graduellement au capitalisme, qui pour cette raison conserve pour une longue période des traits semi-féodaux.
Les grandes propriétés terriennes prussiennes n’ont pas été détruites par la révolution bourgeoise; elles ont survécu et sont devenus la base de l’économie « Junker », qui est essentiellement capitaliste, mais implique un certain degré de dépendance de la population rurale, comme la Gesindelordnung [Régulation des serfs, 1854, une des nombreuses lois de Prusse supprimant tout droit civil aux travailleurs agricoles; la moindre tentative de grève était punissable par exemple d’emprisonnement.]
Comme conséquence, la domination sociale et politique des Junkers a été consolidé pour de nombreuses décennies après 1848, et les forces productives de l’agriculture allemande se sont développées bien plus lentement qu’en Amérique. »
(Lénine, La question agraire en Russie vers la fin du XIXe siècle, 1908)
La voie prussienne, cela signifie ainsi une large présence de l’aristocratie dans l’armée et l’administration, et l’habitude de décider par en haut. C’est précisément la conception de la fraction « national-révolutionnaire » du nazisme, avec notamment Otto Strasser et son « socialisme national », ou encore Ernst Niekisch avec sa thèse dite « national-bolchevik » de la « mobilisation totale ».
Pour Oswald Spengler, la social-démocratie a abandonné l’idée de révolution du marxisme, et doit donc revenir à la nation, apportant son socialisme à la vieille tradition prussienne, permettant une véritable organisation « socialiste » à l’échelle de tout le pays, c’est-à-dire une économie ayant en son cœur non pas l’intérêt « individuel », mais « national ».
Au « succès », Oswald Spengler oppose le métier, à la « dictature de l’argent », celle de l’organisation. Au travailleur qui veut éviter le travail et au libéral voulant manipuler celui-ci, Oswald Spengler oppose la figure du « travailleur » honnête, moral, travaillant par devoir. C’est précisément la notion de « travailleur » utilisé par le national-socialisme.
Travailleur, fonctionnaire, militaire, tout cela relève d’une même fonction non pas individuelle, mais directement à l’échelle de la société toute entière.