La notion d’ensemble n’est pas la seule idée associée au concept de « structure ». Il y a également l’idée d’une forme d’évolution particulière. Tout comme une langue connaîtrait une évolution linéaire, la « structure » connaît une évolution du même type.
L’idée est la suivante : la langue évolue jusqu’à ce que des différences très marquées soient visibles à l’échelle des siècles, alors qu’en même temps chaque génération comprenait pourtant la précédente. Il en irait de même pour la structure.
Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale, dresse un parallèle très connu, concernant cette question, avec le jeu d’échecs.
« La langue est un système qui ne connaît que son ordre propre. Une comparaison avec le jeu d’échecs le fera mieux sentir.
Là, il est relativement facile de distinguer ce qui est externe de ce qui est interne : le fait qu’il a passé de Perse en Europe est d’ordre externe ; interne, au contraire, tout ce qui concerne le système et les règles.
Si je remplace des pièces de bois par des pièces d’ivoire, le changement est indifférent pour le système : mais si je diminue ou augmente le nombre des pièces, ce changement-là atteint profondément la « grammaire » du jeu.
Il n’en est pas moins vrai qu’une certaine attention est nécessaire pour faire des distinctions de ce genre.
Ainsi dans chaque cas on posera la question de la nature du phénomène, et pour la résoudre on observera cette règle : est interne tout ce qui change le système à un degré quelconque. »
La structure connaîtrait donc des rapports à la fois internes et externes. Et, qui plus est, il forme à un moment T un « système ». Là encore, Ferdinand de Saussure fait une analogie avec les échecs. Cet aspect est central pour le structuralisme dans sa justification de la fonction du « spécialiste ».
« De toutes les comparaisons qu’on pourrait imaginer, la plus démonstrative est celle qu’on établirait entre le jeu de la langue et une partie d’échecs.
De part et d’autre, on est en présence d’un système de valeurs et on assiste à leurs modifications. Une partie d’échecs est comme une réalisation artificielle de ce que la langue nous présente sous une forme naturelle.
Voyons la chose de plus près.
D’abord un état du jeu correspond bien à un état de la langue. La valeur respective des pièces dépend de leur position sur l’échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes.
En second lieu, le système n’est jamais que momentané ; il varie d’une position à l’autre. Il est vrai que les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste après chaque coup.
Cette règle admise une fois pour toutes existe aussi en matière de langue ; ce sont les principes constants de la sémiologie.
Enfin, pour passer d’un équilibre à l’autre, ou — selon notre terminologie — d’une synchronie à l’autre, le déplacement d’une pièce suffit ; il n’y a pas de remue-ménage général.
Nous avons là le pendant du fait diachronique avec toutes ses particularités. En effet :
a) Chaque coup d’échecs ne met en mouvement qu’une seule pièce ; de même dans la langue les changements ne portent que sur des éléments isolés.
b) Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le système ; il est impossible au joueur de prévoir exactement les limites de cet effet. Les changements de valeurs qui en résulteront seront, selon l’occurrence, ou nuls, ou très graves, ou d’importance moyenne.
Tel coup peut révolutionner l’ensemble de la partie et avoir des conséquences même pour les pièces momentanément hors de cause. Nous venons de voir qu’il en est exactement de même pour la langue.
c) Le déplacement d’une pièce est un fait absolument distinct de l’équilibre précédent et de l’équilibre subséquent. Le changement opéré n’appartient à aucun de ces deux états : or les états sont seuls importants.
Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a pour caractère singulier d’être affranchie de ses antécédents ; il est totalement indifférent qu’on y soit arrivé par une voie ou par une autre ; celui qui a suivi toute la partie n’a pas le plus léger avantage sur le curieux qui vient inspecter l’état du jeu au moment critique ; pour décrire cette position, il est parfaitement inutile de rappeler ce qui vient de se passer dix secondes auparavant.
Tout ceci s’applique également à la langue et consacre la distinction radicale du diachronique et du synchronique. La parole n’opère jamais que sur un état de langue, et les changements qui interviennent entre les états n’y ont eux-mêmes aucune place.
Il n’y a qu’un point où la comparaison soit en défaut ; le joueur d’échecs a l’intention d’opérer le déplacement et d’exercer une action sur le système ; tandis que la langue ne prémédite rien ; c’est spontanément et fortuitement que ses pièces à elle se déplacent — ou plutôt se modifient ; l’umlaut de Hände pour hanti, de Gäste pour gasti (voir p. 120), a produit une nouvelle formation de pluriel, mais a fait surgir aussi une forme verbale comme trägt pour tragit, etc.
Pour que la partie d’échecs ressemblât en tout point au jeu de la langue, il faudrait supposer un joueur inconscient ou inintelligent.
D’ailleurs cette unique différence rend la comparaison encore plus instructive, en montrant l’absolue nécessité de distinguer en linguistique les deux ordres de phénomènes.
Car, si des faits diachroniques sont irréductibles au système synchronique qu’ils conditionnent, lorsque la volonté préside à un changement de ce genre, à plus forte raison le seront-ils lorsqu’ils mettent une force aveugle aux prises avec l’organisation d’un système de signes. »
Un moment donné ne dépend pas organiquement des précédents ni des suivants : c’est la négation du matérialisme historique. L’ensemble n’a pas de sens en soi et ne forme pas de totalité : c’est le rejet du matérialisme dialectique.
Jean Piaget résume cela ainsi :
« Une structure est un système de transformations. Ce n’est pas un système statique, ou simplement une forme sans quoi il faudrait y faire rentrer tous les formalismes ou toutes les philosophies de la forme à partir du platonisme.
La structure permet de passer de l’un de ses éléments à un autre grâce à certaines transformations bien déterminées.
Par conséquent, la structure est structurante en même temps que structurée.
Elle est en état perpétuel de recombinaison et permet d’engendrer sans cesse de nouveaux éléments à son intérieur. »
Il s’agit ici de micro-réalités doubles, qui sont le produit de la réalité et produisent la réalité elles-mêmes, tout en étant la réalité.