Le style espagnol et la question hispano-américaine

La nation espagnole est née à travers la Reconquista et, de par les conditions militaires prévalentes alors, il y a une dimension hargneuse omniprésente.

On retrouve le même mécanisme en Amérique latine, et encore plus dans l’idéologie latino-américaine.

Le volontarisme est de rigueur ; dans la logique aristocrate, si une chose est décidée, alors il faut assumer jusqu’au bout, sans rectification ni correction. Don Quichotte est emblématique de cette mentalité espagnole.

José Enrique Rodó est donc formel : l’Amérique latine va remplacer les États-Unis et son « peuple cyclope ».

« L’œuvre du positivisme américain servira en définitive la cause d’Ariel.

Ce que ce peuple cyclope a directement accompli pour le bien-être matériel, grâce à son sens de l’utilité et à son attitude admirable envers l’invention mécanique, sera transformé par d’autres peuples, ou par lui-même à l’avenir, en moyens efficaces de sélection. »

C’est naturellement absurde, car c’est réduire le capitalisme à une mécanisation généralisée, en omettant la question du capital.

Mais telle est la logique de José Enrique Rodó, qui raisonne finalement « à l’espagnol », en termes de chevalerie pour ainsi dire.

Il y a, dans l’influence féodale espagnole sur l’Amérique latine, la production d’une logique de forcené, d’attitude aristocratique poussant les choses à l’extrême même en cas d’erreur ou de faute.

S’il y a la capacité de décision à l’espagnol, il y a également le goût de la précipitation et de l’unilatéralité dans l’engagement.

D’où le culte de la volonté, de l’énergie de la volonté, de l’affirmation unilatérale.

Tout Ariel est marqué par cette logique de conquistador :

« Quiconque, dans l’Amérique contemporaine, se consacre à la propagation et à la défense d’un idéal altruiste de l’esprit – art, science, morale, sincérité religieuse, politique des idées – doit éduquer sa volonté au culte persévérant de l’avenir.

Le passé appartenait tout entier au bras qui combat ; le présent appartient aussi, presque tout entier, au bras rude qui nivelle et construit ; l’avenir, un avenir d’autant plus proche que la volonté et la pensée de ceux qui y aspirent sont plus énergiques, offrira, pour le développement des facultés supérieures de l’âme, la stabilité, la scène et le milieu. »

En même temps, dans les conditions latino-américaines où ont émergé de nouveaux pays, on a la formation d’un idéal-type, d’une véritable religion laïque.

Là, on penche du côté français et allemand, avec un positivisme français corrigé à coups de volontarisme romantique allemand, en plus du culte espagnol de la « volonté ».

« D’abord établi dans le bastion de votre vie intérieure, Ariel s’élancera de là à la conquête des âmes.

Je le vois dans l’avenir, vous souriant avec gratitude, d’en haut, tandis que votre esprit s’enfonce dans l’ombre.

Je crois en votre volonté, en vos efforts ; et plus encore, dans ceux de ceux à qui vous donnerez votre vie et transmettrez votre œuvre.

Je suis souvent enivré par le rêve du jour où la réalité nous fera penser que la chaîne de montagnes qui surgit du sol américain a été sculptée pour devenir le piédestal définitif de cette statue, l’autel immuable de sa vénération. »

José Enrique Rodó est un intellectuel idéaliste façonné par la sociologie et le psychologisme qui se sont développés en France dans la seconde partie du 19e siècle ; cela explique son intérêt profond à trouver un moteur psychologique – sociologique au développement des sociétés.

Cela explique sa logique « républicaine » par en haut, son souhait d’établir un « culte » valable pour les masses.

Et toute sa construction intellectuelle correspond à la nature abstraite des élites criollos, qui forment une couche sociale et pas une classe. José Enrique Rodó part à la recherche d’une vision du monde propre à une couche sociale qui, par définition, ne peut pas en avoir.

D’où ce mélange de modernité républicaine et de conservatisme spiritualiste, afin d’inventer une nature propre aux élites criollos, à travers une mission : celle de porter la civilisation latino-américaine, fiction inventée pour l’occasion.

Et cette occasion, c’est la construction d’un pays par en haut, avec les masses qui sont la cible de cette conceptualisation d’un fondamentalisme latino-américain, masqué par un « exceptionnalisme » latino-américain devant apporter ses lumières au monde.

Les dernières lignes d’Ariel précisent bien ce point : il ne s’agit pas de s’enfermer dans une tour d’ivoire entre érudits, mais d’éduquer spirituellement un peuple qui, en fait, n’existe pas.

« Et c’est alors, après le silence prolongé, que le plus jeune du groupe, qu’ils appelaient « Enjolrás » pour son absorption réfléchie, dit, désignant successivement l’ondulation paresseuse du troupeau humain et la beauté rayonnante de la nuit :

—Alors que la foule passe, je remarque que, même si elle ne regarde pas le ciel, le ciel la regarde.

Sur sa masse indifférente et sombre, comme la terre du sillon, quelque chose descend d’en haut.

La vibration des étoiles est semblable au mouvement des mains d’un semeur. »

Ariel est l’invention des peuples latino-américains ; c’est un mythe nationaliste latino-américain, mais sans nation, qui a comme but de « créer » les latino-américains comme entité de dimension continentale.

C’est une fantasmagorie, expression du besoin historique des criollos de justifier leur existence et leur domination.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)