Le tournant des Précieuses ridicules

La troisième œuvre de Molière, L’Étourdi ou les Contretemps, prolonge l’esprit de la farce ; on retrouve un personnage à l’espagnol, Mascarille, valet ingénieux aidant dans une entreprise amoureuse son maître maladroit qui fait tout rater.

On est ici encore dans les bons mots, du type « Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures », tout comme dans l’oeuvre suivante, Le Dépit amoureux, où l’on retrouve Mascarille et des propos comme « On ne meurt qu’une fois, et c’est pour si longtemps ! »

Le scénario de cette quatrième pièce est toujours aussi impossible, avec un homme dépité car la femme qu’il aime se serait marié avec un autre, alors qu’en fait c’est une sœur cachée qui l’a fait, sans que son futur mari le sache par ailleurs.

L’invraisemblance, la dimension burlesque, la recherche du bon mot pour faire avancer le processus théâtral, tout cela réduit ces premières comédies à un simple prolongement des premières farces.

Les Précieuses ridicules, illustration du 18e siècle

L’oeuvre qui suit, Les Précieuses ridicules, en 1659, modifie par contre radicalement la direction prise. En apparence, on a le même principe qu’auparavant, on retrouve par ailleurs encore Mascarille. Encore une fois, on a deux valets ingénieux.

Toutefois, ces deux valets jouent aux aristocrates pédants afin de charmer deux femmes qui sont des « précieuses » et dont veulent se moquer deux jeunes hommes éconduits en raison de leur « simplicité ».

On a donc ici de posé une typologie : au-delà de la comédie tendant à la farce, il y a le portrait des précieuses, de leur manière, de leurs prétentions. Les deux femmes, Magdelon et Cathos, ont même pris les noms plus « ronflants » d’Aminte et de Polixène.

On apprend ainsi :

« Gorgibus

Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

Magdelon

Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

Cathos

Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord. »

Dès la scène d’exposition, la dimension culturelle nationale de cette attitude de préciosité est soulignée par un des hommes éconduits :

« Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. »

Cependant, il serait erroné de ne voir que ce seul aspect. A travers les « précieuses », Molière souligne, comme il l’avait déjà fait auparavant, les exigences féminines. Les précieuses sont trop exigeantes sur le plan du « style », mais en même temps elles exigent de la romance.

Cette exigence est-elle réactionnaire ? Absolument pas, elle correspond à la revendication démocratique des femmes. Dans le passage suivant, il y a deux aspects : d’un côté, il y a le style pédant, forcé des précieuses, de l’autre il y a la revendication du droit à l’amour.

« Magdelon

 Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures.

Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée.

Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence.

Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser.

Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus

Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

Cathos

En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux.

Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là !

Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. »

D’une certaine manière, on reconnaît là que cette approche a marqué la France : les femmes basculent, y compris dans la société bourgeoise, entre le mariage « utilitaire » et l’attente idéalisée du « prince charmant ».

Le carte de Tendre est un « principe » tiré du roman Clélie de Madeleine de Scudéry. Au pays de « Tendre », on traverse un fleuve d’Inclination, une mer d’Inimitié, un lac d’Indifférence, le village de Billets-galants, le hameau de Billets-doux, pour enfin parvenir au château de Petits-soins.

On reconnaît là bien sûr les « étapes » successives de la romance telle que les femmes françaises, historiquement, la conçoivent.

En ce sens, les critiques bourgeois ont tort de se demander si les « précieuses » ont existé en tant que tel comme figure historique du 17e siècle. Les « précieuses » ont un double caractère et à travers elle c’est le statut de la femme que l’on retrouve.

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