Le vitalisme et l’esprit-fantôme en Égypte antique et au Tibet

Il faut bien cerner que le bouddhisme tibétain est particulièrement halluciné, comme en témoigne naturellement les nombreuses œuvres d’art qui lui sont relatives. Il y a une vraie croyance en l’âme fantôme, en l’âme qui flotte au-dessus du corps, en une psychologie qui existe de manière immatérielle.

On lit par exemple dans le Livre des morts tibétain que le mort s’aperçoit qu’on lui laisse un plat pour manger, mais qu’il ne peut pas le saisir.

« Vers ce moment, le défunt voit que la part de son repas est mis de côté, que son corps est dépouillé de ses vêtements, que la place de sa couverture de repos est balayée.

Il peut entendre les pleurs et les gémissements de ses amis, de ses parents, surtout il peut les voir, entendre leur appel, mais comme ils ne peuvent savoir qu’il leur répond, il s’en va mécontent.

A ce moment, des sons, des lumières, des rayons se manifestent à lui, occasionnant crainte, peur et terreur et lui causant beaucoup de fatigue. Alors cette confrontation avec le Bardo [= intervalle] de la réalité doit être appliquée.

Appelez le mort par son nom et correctement, distinctement, donnez-lui les explications suivantes.

Ô fils noble, écoute avec attention et sans distraction.

Il y a six états de Bardo qui sont :

– l’état naturel du Bardo pendant la conception [car on ne sait pas où on va re-naître],

– le Bardo de l’état des rêves,

– le Bardo de l’équilibre extatique dans la méditation profonde,

– le Bardo du moment de la mort,

– le Bardo de l’expérience de la réalité,

– le Bardo du processus inverse de l’existence samsarique [de saṃsara, « ensemble de ce qui circule », le monde où on se réincarne en permanence, et dont il faut sortir en suivant l’enseignement du Bouddha].

Tels sont les six états.

Ô fils noble, maintenant tu vas expérimenter trois Bardos : le Bardo du moment de la mort, le Bardo de l’expérience de la Réalité et le Bardo de la recherche de la renaissance.

De ces trois états tu as expérimenté jusqu’à hier le Bardo du moment de la mort.

Bien que la Claire Lumière de Réalité ait lui sur toi tu n’as pu y demeurer et maintenant tu dois errer ici.

A présent tu vas expérimenter le Chönyid Bardo et le Sidpa Bardo. observe avec une attention parfaite ce que Je te présenterai et demeure ferme.

Ô fils noble, ce qu’on appelle la mort est venu maintenant.

Tu quittes ce monde, mais tu n’es pas le seul ; la mort vient pour tous. Ne reste pas attaché à cette vie par sentiment et par faiblesse.

Même si par faiblesse tu y restais attaché, tu n’as pas le pouvoir de demeurer ici. Tu n’obtiendras rien d’autre que d’errer dans le samsara [« ensemble de ce qui circule », le monde où on se réincarne en permanence, et dont il faut sortir en suivant l’enseignement du Bouddha].

Ne sois pas attaché, ne sois pas faible.

Souviens-toi de la précieuse Trinité [les trois « composantes » du Bouddha]. »

Cette conception se retrouve dans l’Égypte antique. On peut l’illustrer par un conte datant de mille ans avant notre ère, où un fantôme est rencontré par un homme qui doit passer la nuit près d’une tombe dans la nécropole de Thèbes.

Inquiet, il va voir le prêtre Khonsuemheb (« Khonsu en jubilation », Khonsu étant une divinité lunaire). Celui-ci monte alors sur le toit de sa maison et demande aux dieux de faire venir le fantôme.

Ce dernier arrive, se présente et le prêtre lui propose de lui fournir une tombe. Le fantôme n’a pas confiance ; le prêtre tente de le convaincre en partageant son sort et en s’abstenant de manger, boire, respirer et voir la lumière du jour.

Le fantôme, du nom de Nebusemekh, raconte alors son histoire. Ancien gardien des trésors du pharaon, sa tombe s’est brisée et le vent atteint la chambre funéraire. Il y a déjà eu des promesses de la réparer, mais personne n’a rien fait.

Khonsuemheb propose d’envoyer une dizaine de serviteurs faire des offrandes chaque jour, mais le fantôme se lamente que cela ne servirait à rien. Un autre fragment de l’histoire parle de la découverte par Khonsuemheb d’un nouvel endroit pour construire la tombe.

Représentation japonaise d’un démon de la tradition bouddhiste tibétaine, 12e siècle

On a ici un aspect fondamental, qu’on retrouve dans tout le chamanisme-polythéisme : il y a des ratés et des « fantômes » se retrouvent dans un entre-deux (en fait dans l’entre-deux entre un entre-deux).

Cette croyance en les esprits est incontournable de la conception même d’un entre-deux, d’une non-séparation radicale entre la vie et la mort. On la trouve dans le judaïsme, l’hindouisme, le catholicisme, etc., à chaque fois comme reste du chamanisme-polythéisme.

Mais toute conception d’un « sas » entre la vie et la vie éternelle présuppose et conditionne la notion de fantômes.

=>Retour au dossier sur Les livres des morts
égyptien et tibétain et « l’entre-deux »