La position d’Eugen Varga marquait l’affirmation d’une véritable ligne, portée avec son Institut comme vecteur. En face, il y avait la revue Questions de l’économie, organe de l’institut d’économie de l’Académie soviétique des sciences, ainsi que la revue Économies planifiée, de l’organe planificateur de l’économie. C’était un véritable affrontement entre institutions à l’intérieur de l’URSS, l’expression d’une lutte entre deux lignes.
Le souci était que l’URSS n’avait pas compris le principe de la lutte entre deux lignes au sein d’un pays socialiste ; c’est Mao Zedong qui théorisera cette question. Cela fit que la ligne rouge mit un temps long à se structurer, et ne raisonna pas en termes de lutte de deux lignes non plus. Cela devait amener un positionnement visant à un réglement en quelque sorte administratif de la question : il était considéré qu’il fallait simplement mettre les éléments incorrects de côté, pas révolutionnariser les valeurs pour passer un cap qualitatif.
On se doute également que la non-connaissance de cette lutte entre deux lignes fut indubitablement la cause d’une très grande faiblesse pour la bataille anti-révisionniste d’après 1953. La victoire de Nikita Khrouchtchev et le 20e congrès du PCUS ne furent pas compris pour ce qu’ils étaient ; il fallut beaucoup de temps avant que l’on saisisse leur nature révisionniste. Le Parti Communiste de Chine considérait en 1960 que l’URSS est socialiste ; dans les années 1970 il considérera qu’elle ne l’était plus depuis 1953.
L’affirmation des positions de la ligne rouge en URSS à la suite de l’émergence du courant qu’on doit qualifier de vargiste fut par conséquent à la fois lent et montant en puissance au fur et à mesure de sa prise de conscience de l’importance de la question. On peut dire pour cerner le cadre de l’affrontement que la ligne noire était portée par l’Institut d’Eugen Varga, la ligne rouge par le Gosplan et les responsables de la planification, avec l’appui du PCUS(b) par l’intermédiaire de sa revue Bolchevik.
Le problème étant que le Gosplan était le fer de lance de cette offensive, au nom de la défense des valeurs de son institution, ce qui impliquait nécessairement une survalorisation de son propre rôle.
L’année 1947 fut, donc, celle de la double offensive du Gosplan et du PCUS(b), avec l’application d’une pression dans le but d’étouffer le courant vargiste.
En 1946, Eventov, l’un des collègues d’Eugen Varga, avait publié avec l’aide de Trakhtenberg un ouvrage intitulé L’économie de guerre en Angleterre. En juillet 1947, l’organe théorique du Comité Central du Parti, Bolchevik, destiné aux cadres, dénonça cet ouvrage et ses thèses.
Eventov y était critiqué pour avoir notamment prétendu que les nationalisations menées alors en Angleterre allaient dans le bon sens et que le Labour britannique n’avait pas d’autre choix que d’accepter les prêts américains, ainsi qu’une alliance avec les États-Unis.
Il était également affirmé dans cet ouvrage que, désormais, les intérêts coloniaux britanniques avaient disparu à l’avantage des colonies, et que l’ouverture du second front pendant la seconde guerre mondiale n’aurait été retardé que pour des raisons pratiques de production, et non pas par volonté de laisser seule l’URSS face à l’Allemagne nazie et ses alliés.
En filigrane, on y retrouve évidemment la thèse d’Eugen Varga, Eventov affirmant que :
« La guerre, en augmentant le rôle économique de l’État, étend les fonctions de celui-ci, amenant le capitalisme à une étape plus élevée. »
Cela était bien entendu considérer comme revenant à la thèse de Kautsky, Hilfeding, Boukharine, etc. du capitalisme organisé, contre celle de Lénine avec l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme. Au passage, l’économiste Smit, opposé à Eugen Varga, fut critiqué pour ne pas avoir dénoncé cela dans son compte-rendu de l’ouvrage d’Eventov dans la revue Le livre soviétique, quelques mois plus tôt.
Le même été, Eugen Varga publia un article intitulé Rivalité et partenariat anglo-américaines – un regard marxiste, exposant l’Angleterre comme un partenaire « junior » des États-Unis, qui chercherait à s’émanciper. Cela rentrait exactement dans le cadre politique où le Labour cherchait à développer une ligne où l’Angleterre devait servir de pont entre les États-Unis et l’URSS.
En septembre 1947, Gladkov publia un article dans Bolchevik pour attaquer la conception du capitalisme d’après-guerre d’Eugen Varga. A la fin de 1947, Nikolaï Voznessenski, le chef du Gosplan, publia L’économie de guerre de l’URSS pendant la grande guerre patriotique et l’ouvrage fut salué par la revue La culture et la vie, puis dans Bolchevik ; il fut publié en français et en anglais, son auteur recevant le prix Staline le 30 mai 1948.
Le même mois, la revue Bolchevik attaqua la session de discussion de mai 1947 et dénonça le fait que les économistes ne furent pas parvenus à une juste critique des positions d’Eugen Varga et de ses partisans.
Une conférence de trois jours, en octobre 1947, établit toutes les erreurs d’Eugen Varga, considéré comme le reflet de l’esprit de capitulation d’une partie des couches intellectuelles devant les influences réactionnaires occidentales.
Et le 7 octobre 1947, la Pravda annonça la fin de l’Institut dirigé par Eugen Varga, en raison de sa fusion avec l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS.
Voici les sections de cet Institut, Eugen Varga n’étant à la tête d’aucun, ni l’un des quatre dirigeants principaux :
– pays américains,
– empire britannique,
– conditions du commerce capitaliste,
– pays orientaux et problèmes nationaux-coloniaux,
– démocraties populaires,
– pays capitalistes européens,
– impérialisme et crise générale du capitalisme,
– histoire de la pensée économique.
À cela s’ajoute un petit groupe d’étude de la situation de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes.
Il faut également ajouter les branches suivantes, l’Institut étant subordonné à la Commission d’État de la planification :
– circulation du capital dans l’économie nationale soviétique,
– distribution des forces productives,
– régions économiques soviétiques,
– statistiques économiques
– économie de l’agriculture soviétique,
– économie de l’industrie et des transports soviétiques,
– histoire de l’économie nationale soviétique,
– économie politique du socialisme.
Le 15 décembre 1947, le Comité Central du PCUS(b) donna naissance à un nouvel organisme, le Comité d’Etat pour l’introduction des techniques nouvelles, ou Gostechnika, renforçant l’affirmation de la technique soviétique, contre l’esprit de capitulation.