Le succès de la révolution d’Octobre 1917 se fonde sur le principe selon lequel les conseils, ce qu’on appelle en russe les soviets, c’est-à-dire les comités locaux, formés chez les ouvriers, les paysans, les soldats, sont la forme du pouvoir révolutionnaire.
Il n’y a plus de représentation nationale au moyen d’élections générales, mais des soviets dont les membres sont élus, ceux-ci élisant le niveau supérieur, et ainsi de suite, jusqu’au haut de la pyramide : le gouvernement, composé de ce qui était appelé les commissaires du peuple.
Or, pour que ce système puisse fonctionner, il faut une capacité administrative de décision et d’organisation de la part des soviets locaux. Sans cela, ils ne se maintiennent pas, ils ne développent pas leur structuration, ils ne peuvent pas choisir des responsables compétents, ils ne reflètent pas la vie des masses mobilisées.
Lénine accorde donc une insistance fondamentale sur la systématisation des soviets et de leur capacité à organiser l’ensemble des ouvriers et des paysans. Voici comment la chose est expliquée dans un texte important d’alors, Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, en 1918 :
« Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci :
premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ;
deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ;
troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner.
Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’État pourra commencer à s’éteindre.
Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte.
Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates.
Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats.
Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi.
Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’État par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme (…).
La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens.
Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ».
Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux (…).
C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier.
Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui.
Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi.
Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme. »
Lénine souligne bien que les soviets ne sont pas un but en soi ; ils sont le vecteur de l’implication des masses dans la société, sous la forme d’une puissance administrative. L’aspect principal n’est pas le moyen, mais l’implication.
Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État synthétise de la manière suivante cet aspect essentiel de la construction du socialisme :
« Les Soviets des travailleurs sont une grande école d’enseignement de l’administration et de l’État, un grand forum de l’activité politique, un grand atelier où l’on apprend la science de l’édification du socialisme.
Cependant, ce n’est pas un livre ouvert, où il suffit de lire tranquillement, une page après l’autre, afin de connaître la vérité et les moyens à l’aide desquels cette vérité peut prendre vie.
C’est une école de lutte, c’est un livre dont un grand nombre de pages ne sont pas encore écrites, un livre dans lequel il faut encore inscrire l’expérience de la lutte pour l’organisation de nouveaux rapports sociaux, entièrement différents de ceux qu’avaient légués le passé. »
La constitution de 1924 est le reflet de cette approche léniniste dans la situation d’alors.
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