Lénine : La faillite de l’internationalisme platonique (1915)

Nous avons déjà dit (voir le n° 41 du Social‑Démocrate [1] que Naché Slovo devait, à tout le moins, exposer nettement sa plate‑forme, s’il voulait que son internationalisme pût être pris au sérieux.

Comme pour nous répondre, le n° 85 de Naché Slovo (daté du 9 mai) publie une résolution adoptée à une réunion commune du comité de rédaction et du groupe des collaborateurs parisiens de Naché Slovo ; notons que, « tout en étant d’accord avec la teneur de la résolution dans son ensemble, deux membres de la rédaction ont déclaré réserver leur opinion à propos des méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti en Russie ».

Cette résolution est un témoignage tout à fait remarquable de panique et d’impuissance politiques.

Le mot internationalisme revient très souvent ; on proclame « une rupture idéologique complète avec toutes les variétés du nationalisme socialiste » ; on cite les résolutions de Stuttgart et Bâle. Les intentions sont excellentes, sans aucun doute.

Mais… mais il est visible qu’on se grise de mots, car, en réalité, il n’est ni possible ni nécessaire de rompre « complètement » avec « toutes » les variétés de social‑nationalisme, de même qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’énumérer toutes les variétés de l’exploitation capitaliste pour devenir un ennemi du capitalisme.

Mais il est possible et nécessaire de briser sans ambiguïté avec ses principales variétés, par exemple avec celles de Plékhanov, de Potressov (Naché Diélo), du Bund, d’Axelrod, de Kautsky. La résolution promet trop, mais ,ne donne rien ; elle menace de rompre complètement avec toutes les variétés, mais elle n’ose môme pas nommer les principales d’entre elles.

… Au Parlement anglais, il est de mauvais ton de désigner les gens nommément, et on n’y parle que des « nobles lords » et des « très honorables députés de telle ou telle circonscription ». Quels parfaits anglomanes, quels diplomates raffinés que les collaborateurs de Naché Slovo !

Avec quelle élégance ils éludent le fond du problème, avec quelle politesse ils nourrissent les lecteurs de formules qui servent à dissimuler leurs pensées ! Ils disent vouloir entretenir des « rapports amicaux » (de vrais Guizot, comme dit un héros de Tourgéniev) avec toutes les organisations, « pour autant qu’elles appliquent… les principes de l’internationalisme révolutionnaire »… et ils restent en « rapports amicaux » justement avec celles qui n’appliquent pas ces principes.

La « rupture idéologique », que les gens de Naché Slovo mettent d’autant plus d’emphase à proclamer qu’ils ont moins le désir et le pouvoir de l’appliquer, consiste à élucider la question des origines du social‑nationalisme, des conditions qui l’ont consolidé, des moyens de le combattre.

Les social‑nationalistes ne se donnent pas eux-mêmes ce nom et ne se reconnaissent pas comme tels.

Ils ont tout, et ils sont obligés de tout faire, pour se couvrir d’un pseudonyme, pour jeter de la poudre aux yeux des asses ouvrières, pour effacer les traces de leurs liaisons avec l’opportunisme, pour masquer leur trahison, c’est‑à‑dire leur ralliement de fait au camp de la bourgeoisie, leur alliance avec les gouvernements et les états‑majors.

Forts de cette alliance et détenant toutes les positions, les social‑nationalistes sont aujourd’hui les premiers à invoquer à grands cris l’« unité » des partis social‑démocrates, et à accuser les ennemis de l’opportunisme d’être des scissionnistes ‑ voir la dernière circulaire officielle de la direction (« Vorstand ») de la social‑démocratie allemande contre les revues vraiment internationalistes : Lichistrahlen (Les Rayons de Lumière) et Die Internationale (l’Internationale).

Ces revues n’ont eu besoin de proclamer ni leurs « rapports amicaux » avec les révolutionnaires, ni la « rupture idéologique complète avec toutes les variétés du social‑nationalisme » ; elles s’en sont carrément désolidarisées, et elles l’ont fait de telle manière que « toutes les variétés » d’opportunistes sans exception ont poussé de furieux hurlements, montrant ainsi que les flèches ont bien atteint leur but.

Et Naché Slovo ?

Il déclenche contre le social‑nationalisme une révolte à genoux, car Naché Slovo ne démasque pas les avocats les plus dangereux de ce courant bourgeois (tel Kautsky), il ne déclare pas la guerre à l’opportunisme ; au contraire, il n’en parle pas, il n’entreprend ni n’indique la moindre démarche à faire pour libérer le socialisme de sa honteuse sujétion à l’égard du patriotisme.

En disant : l’unité n’est pas obligatoire avec ceux qui sont passés du côté de la bourgeoisie, mais la scission ne l’est pas non plus, le Naché Slovo se rend en fait à la merci des opportunistes, en faisant néanmoins un joli geste que l’on peut interpréter comme une menace terrible à l’égard des opportunistes, mais tout aussi bien comme un signe d’amitié.

Il est très probable que les opportunistes vraiment habiles, ceux qui savent apprécier la conjonction d’une phraséologie de gauche et d’une action pratique modérée, auraient répondu à la résolution de Naché Slovo (si on les avait obligés à y répondre) à peu près de la même façon que les deux membres précités de la rédaction : nous sommes d’accord avec la « teneur générale » (car nous ne sommes pas du tout des social‑nationalistes, pas le moins du monde !) ; quant aux « méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti », nous « réservons notre opinion » et la ferons connaître en temps opportun. C’est ce qu’on appelle ménager la chèvre et le chou.

La subtile diplomatie de Naché Slovo s’est complètement effondrée lorsqu’il a fallu parler de la Russie.

« L’unification du parti s’était révélée impossible en Russie dans les conditions de l’époque précédente », déclare la résolution. Lire : l’unification du parti ouvrier avec le groupe des liquidateurs‑légalistes s’était révélée impossible. C’est reconnaître indirectement la faillite du bloc réalisé à Bruxelles pour sauver les liquidateurs.

Pourquoi Naché Slovo craint‑il de le reconnaître ouvertement ? Pourquoi craint‑il d’expliquer clairement aux ouvriers les raisons de cette faillite ? N’est‑ce, pas parce que celle‑ci a prouvé dans les faits que la politique suivie par tous ses participants était à base d’hypocrisie ? N’est‑ce pas parce que Naché Slovo désire conserver des « rapports amicaux » avec deux « variétés » (au moins) du social­-nationalisme, à savoir les bundistes et le Comité d’organisation (Axelrod), dont les déclarations publiées dans la presse attestent l’intention et l’espoir de ressusciter le bloc de Bruxelles ?

« Les nouvelles conditions… minent le terrain sur lequel reposaient les anciennes fractions »…

N’est‑ce pas le contraire ? Les nouvelles conditions n’ont en rien éliminé le courant liquidateur, elles n’en ont même pas ébranlé le noyau fondamental (Nacha Zaria) en dépit de toutes les hésitations et de toutes les palinodies de telles ou telles personnalités ; elles ont approfondi et aggravé la divergence avec ce noyau, car il est devenu maintenant non seulement liquidateur, mais aussi social‑nationaliste !

La question du courant liquidateur est désagréable pour Naché Slovo : il la tient donc pour nulle et non avenue, puisque l’ancien selon lui, est miné par le nouveau, et ne souffle mot du nouveau terrain, social‑nationaliste, sur lequel repose l’ancien… courant liquidateur !

La dérobade est plaisante. On ne dit rien de Nacha  Zaria parce qu’elle n’existe plus, ni de Naché Diélo, apparemment parce que Potressov, Tchérévanine, Maslov et Cie peuvent être considérés comme des nouveaux‑nés en matière de politique…

Mais ce n’est pas seulement Potressov et Cie que les rédacteurs de Naché Slovo voudraient considérer comme des nouveaux‑nés ; ils voudraient se faire passer eux‑mêmes pour tels. Ecoutez‑les :

« Les groupes fractionnels et interfractionnels créés au cours de l’époque précédente étant aujourd’hui encore, dans cette période de transition, les seuls » (notez cela !) « points de ralliement ‑ bien imparfaits, certes ‑ des ouvriers d’avant‑garde, Naché Slovo estime que les intérêts de son activité essentielle pour l’union des internationalistes excluent la subordination organique du journal, sous une‑forme directe ou indirecte, à l’un des anciens groupements de parti, aussi bien que l’unification artificielle de ses partisans au sein d’une fraction particulière, s’opposant sur le plan politique aux anciens groupements ».

Comment cela ? Qu’est‑ce à dire ? 

Etant donné que les conditions nouvelles minent les anciens groupements, nous reconnaissons par conséquent ces derniers comme les seuls réels ! 

Etant donné que les conditions nouvelles exigent un nouveau regroupement par rapport, non pas au courant liquidateur, mais à l’internationalisme, nous renonçons par conséquent àrassembler les internationalistes car ce serait « artificiel » ! C’est là une véritable apothéose de l’impotence politique.

Après avoir prêché l’internationalisme pendant 200 jours, Naché Slovo a avoué sa faillite politique totale : ne pas « se subordonner » aux anciens groupements (pourquoi ce mot si impressionnant ? Pourquoi ne pas dire « ne pas adhérer », « ne pas accorder son soutien » aux anciens groupements, « ne pas s’en déclarer solidaire » ?), ni en créer de nouveaux.

On vivra, comme par le passé, au sein des groupements définis par rapport au courant liquidateur, on «se subordonnera » à eux ; quant à Naché Slovo, qu’il continue d’exister pour faire office, en quelque sorte, d’enseigne criarde ou de promenade du dimanche dans les jardins du verbalisme internationaliste. Les rédacteurs de Naché Slovo y écriront ce que bon leur semblera et les lecteurs de Naché Slovo y liront ce qui leur plaira 107.

Pendant 200 jours on a parlé du rassemblement des internationalistes, et on a fini par conclure qu’on ne pouvait rassembler personne, même pas soi‑même, les rédacteurs et les collaborateurs de Naché Slovo, et on déclare qu’un tel rassemblement est « artificiel ».

Quel triomphe pour Potressov, pour les bundistes, pour Axelrod ! Et comme les ouvriers sont habilement mystifiés : côté face les brillantes phrases internationalistes de Naché Slovo, sincèrement hostile aux fractions et libéré des anciens groupements périmés ; côté pile ‑ les « seuls » points de ralliement sont les anciens groupements…

La faillite politique et idéologique avouée aujourd’hui par Naché Slovo n’est pas le fruit du hasard, mais l’inévitable résultat des tentatives de nier verbalement les rap­ports réels des forces.

Au sein du mouvement ouvrier de Russie, ces rapports se ramènent à la lutte entre le courant des liquidateurs et des social‑patriotes (Naché Diélo), et le parti ouvrier social‑démocrate marxiste, reconstitué par la conférence de janvier 1912, renforcé par les élections à la IV° Douma d’Etat (curie ouvrière), raffermi par les journaux pravdistes entre 1912 et 1914, et qui est représenté par la Fraction ouvrière social‑démocrate de Russie.

Ce parti a prolongé sa lutte contre le courant bourgeois liquidateur par une lutte contre le courant non moins bourgeois du social­-patriotisme.

La justesse de la ligne de ce parti, de notre Parti, est confirmée par la grande expérience d’une portée historique universelle de la guerre européenne, et par la petite, la minuscule expérience qu’est la mille et unième tentative d’unification non fractionnelle entreprise par Naché Slovo : cette tentative a fait fiasco, confirmant ainsi la résolution. de la conférence de Berne (n° 40 du Social‑Démocrate) sur les internationalistes « platoniques » [2].

Les véritables internationalistes se refuseront aussi bien à siéger (en le cachant aux ouvriers) au sein des anciens groupements liquidateurs qu’à rester en dehors de tous groupements. Ils rejoindront les rangs de notre Parti.

Notes

[1] Voir l’article « Le problème de l’unification des internationalistes » du 1° mai 1915.

[2] Cf. Lettre du comité Central du P.O.S.D.R. à la rédaction de Naché Slovo.

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