Lénine : La révolution, l’offensive et notre parti (1917)

La « Pravda » n° 87, 4 juillet (21 juin) 1917

«Nous voici à un tournant de la révolution russe », disait Tsérétéli en informant le congrès des Soviets du début de l’offensive [1].

En effet, nous sommes à un tournant non seulement de la révolution russe, mais de la guerre mondiale en cours. Le gouvernement russe en est arrivé pratiquement, après trois mois d’hésitation, à la décision qu’exigeaient de lui les gouvernements «alliés ».

L’offensive a été déclenchée au nom de la paix. Mais c’est « au nom de la paix » que les impérialistes de tous les pays lancent leurs armées à l’attaque : les généraux de tous les pays belligérants s’efforcent, à chaque offensive, d’améliorer le moral des soldats en leur faisant espérer qu’elle amènera une paix rapide.

Ce procédé classique de tous les impérialistes, les ministres «socialistes» russes l’ont agrémenté des phrases les plus ronflantes, dans lesquelles les mots socialisme, démocratie, révolution résonnent comme des grelots aux mains d’un habile jongleur.

Mais aucune phrase ronflante ne dissimulera le fait que l’armée révolutionnaire de la Russie est envoyée au feu dans l’intérêt des impérialistes anglais, français, italiens, japonais, américains. Aucun sophisme de notre ex-zimmerwaldien [2] et partenaire actuel de Lloyd George, Tchernov, ne peut dissimuler que, si l’armée russe et le prolétariat russe ne visent vraiment à aucune conquête, cela ne change absolument rien au caractère de rapine impérialiste du conflit des deux grands trusts mondiaux.

Tant que les traités secrets liant la Russie aux impérialistes des autres pays n’auront pas été révisés, tant que Ribot, Lloyd George et Sonnino, alliés de la Russie, continueront à parler des buts de conquête de leur politique extérieure, l’offensive des armées russes sert et continuera de servir les impérialistes.

Mais, objectent les Tsérétéli et les Tchernov, n’avons-nous pas maintes fois déclaré renoncer à toutes les conquêtes. C’est encore pis, dirons-nous : c’est donc que vos actes démentent vos paroles, car vous travaillez en réalité pour les impérialismes russe et étranger. Et, prêtant un concours actif à l’impérialisme «allié», vous rendez de signalés services à la contre-révolution russe. La joie provoquée chez tous les Cent-Noirs et tous les contre-révolutionnaires par le tournant décisif de votre politique l’atteste de toute évidence.

Oui, la révolution russe est à un tournant.

Le gouvernement russe, en la personne de ses ministres « socialistes », a fait ce que n’avaient pu faire les ministres impérialistes Goutchkov et Milioukov : il a mis l’armée russe à la disposition d’états-majors et de diplomates agissant au nom et sur la base de traités secrets qui ne sont pas annulés, à des fins ouvertement proclamées par Ribot et Lloyd George. Le gouvernement n’a d’ailleurs pu remplir sa tâche que parce que l’armée l’a cru et l’a suivi. Elle est allée à la mort en croyant se sacrifier au nom de la liberté, de la révolution, au nom d’une prompte paix.

Mais l’armée s’y est prêtée, parce qu’elle n’est qu’une partie du peuple qui marche, dans cette étape de la révolution, derrière les partis socialiste-révolutionnaire et menchéviks. Ce fait général et capital – la confiance de la majorité dans la politique petite-bourgeoise des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, politique inféodée aux capitalistes -, détermine l’attitude et la conduite de notre parti.

Nous continuerons à démasquer inlassablement la politique du gouvernement, mettant résolument en garde, comme par le passé, les ouvriers et les soldats contre les espérances absurdes qu’ils pourraient placer dans des actions éparses et désorganisées.

Il s’agit d’une étape de la révolution faite par notre peuple tout entier. Les Tsérétéli et les Tchernov, inféodés à l’impérialisme, accomplissent l’étape des illusions petites-bourgeoises et des phrases petites-bourgeoises qui camouflent le même impérialisme cynique.

Cette étape, il faut la franchir. Aidons à la franchir d’une l’acore aussi prompte et indolore que possible. Elle débarrassera le peuple des dernières illusions petites-bourgeoises et fera passer le pouvoir à la classe révolutionnaire.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1]. Il s’agit de l’offensive des troupes russes sur le front, lancée en juin 1917 par le Gouvernement provisoire à la demande des impérialistes russes, anglais et français. L’ordre d’offensive fut donné par le ministre de la Guerre Kérenski, le 16 (29) juin. 18 juin (1er juillet), les troupes russes attaquèrent sur le front sud-ouest. Pendant les premières journées, l’offensive enregistra des succès, les Russes avancèrent et firent plusieurs milliers de prisonniers. Mais ce succès fut temporaire. La fatigue des soldats qui ne comprenaient pas le but de l’offensive, la mauvaise préparation technique eurent pour résultat la percée du front par les troupes allemandes. Les troupes russes reculèrent en désordre. L’armée russe avait essuyé une grave défaite et perdu en dix jours de combat environ 60 000 hommes.
L’échec de l’offensive marqua en même temps la faillite de toute la politique du Gouvernement provisoire et du bloc défensiste s.-r. et menchévique qui le soutenait. Après la défaite de l’offensive de juin, l’influence du parti bolchévique s’accrut parmi les masses d’ouvriers et de soldats car ceux-ci se convainquaient toujours davantage que les bolchéviks avaient raison. L’annonce des pertes colossales subies lors de l’offensive souleva une puissante vague d’indignation parmi les travailleurs et accéléra le début d’une nouvelle crise politique dans le pays. [N.E.]


[2]. Les « Zimmerwaldiens », partisans de l’union qui constitua à la 1er conférence des internationalistes à Zimmerwald, les 5-8 septembre 1915.
Une lutte s’engagea à la conférence entre les internationalistes révolutionnaires avec Lénine à leur tête et la majorité kautskiste. Lénine constitua avec les internationalistes de gauche la gauche de Zimmerwald, dans laquelle le parti bolchévique fut le seul à occuper une position correcte et conséquente jusqu’au bout contre la guerre.
La conférence adopta un manifeste qui qualifiait la guerre mondiale de guerre impérialiste ; elle condamna la conduite des « socialistes » qui avaient voté les crédits de guerre et participaient au gouvernement bourgeois ; elle appela les ouvriers d’Europe à déployer la lutte contre la guerre et pour une paix sans annexions ni contributions.
La conférence vota également une résolution de sympathie pour les victimes de la guerre et élut la Commission socialiste internationale. [N.E.]

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