L’éparpillement, la dispersion, le morcellement de la France à la veille de 1789

Il est bien connu qu’au XVIIe siècle, la France a comme régime une monarchie absolue. Rien ne saurait plus faux toutefois de penser que le pays est alors par conséquent unifié.

La monarchie absolue a beau s’appuyer sur une alliance entre la noblesse et la bourgeoisie autour du roi (soit sur le plan des arts entre Corneille et Molière autour de Racine), elle n’est en effet qu’une superstructure du mode féodal de production.

Pour cette raison, les situations sont essentiellement les mêmes et pourtant fondamentalement différentes à travers toute la France. Pour saisir le panorama français juste avant 1789, il faut penser à une sorte de vaste puzzle.

Louis XVI en costume de sacre avec les regalia et la croix de l’ordre du Saint-Esprit par Antoine-François Callet, 1781.

Voici ce que constate l’historien Ivan Vasilevitch Loutchisky (1845-1918) dans son État des classes agricoles à la veille de la Révolution, paru en 1911.

« Dans l’Artois, la noblesse possédait 29 % du territoire, et le clergé 22 %, ce qui faisait en tout 51 % contre 33 % que possédait la classe paysanne.

En Picardie, la noblesse avait 33,4 % du territoire, le clergé 14,6 % seulement, ce qui faisait 47,9 % en tout, contre 36,7 % que possédait la classe paysanne.

En Bourgogne, 35,1 % appartenaient à la noblesse, 11,6 % au clergé, c’est-à-dire 46,7 %, en tout, et 33,1 % aux paysans.

Dans le Limousin, 15,3 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2,4 % au clergé, en tout 17,7 % contre 59,2 % qui étaient aux paysans.

Dans la Haute-Auvergne, la noblesse possédait 11 % du territoire, le clergé 2,1 %, c’est-à-dire en tout un peu plus de 13 %, tandis que la classe paysanne en détenait 50 %.

Dans le Quercy, 15,5 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2 % environ au clergé, c’est-à-dire environ 18 % en tout, contre 51 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le Dauphiné, environ 12 % du territoire constituaient la part de la noblesse, 2 %, celle du clergé, c’est-à-dire 14 % en tout, contre 40,8 % qui revenaient aux paysans.

Dans les Landes, 22,3 % du territoire étaient à la noblesse, un peu plus de 1 % au clergé, c’est-à-dire environ 24 % en tout, contre 52 % qui étaient aux paysans.

Dans le Béarn, 20 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 1,1 % au clergé, c’est-à-dire un peu plus de 21 % en tout, contre plus de 60 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le pays toulousain, 28,7 % du territoire étaient détenus par la noblesse, environ 4 % par le clergé, ce qui faisait environ 33 % en tout, contre 35 % qui représentaient la propriété paysanne.

Dans le Roussillon, 32 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 9 % au clergé, c’est-à-dire environ 43 %, contre près de 40 % appartenant à la classe paysanne. »

Il y a ainsi deux aspects qui jouent ici : quantitativement, la noblesse et le clergé possèdent une importante partie des terres, ce qui est bien connu. Cet aspect relève de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, bien que le travail intellectuel en question soit très faible.

Mais qualitativement, il y a encore des différences massives dans la répartition, et cela pose en fait un problème de fond tout aussi important.

Cela reflète en effet un ordre féodal, c’est-à-dire des règles locales particulières, des traditions bien délimitées, des organisations hiérarchiques différentes dans leurs rapports de force, etc. Le pays est de fait littéralement morcelé dans sa réalité sociale.

Louis Le Nain, La charrette, 1641

Cet aspect relève dans cette dimension de la contradiction entre les villes et les campagnes. Malgré le développement d’une bourgeoisie, la structure féodale reste un obstacle par son localisme imposé. On a un excellent exemple avec le droit seigneurial de poids, de mesures, d’étalonnage.

Ainsi, les mesures de longueur n’ont pas les mêmes valeurs selon les localités, rendant un aperçu général strictement impossible, ce qui est une immense barrière aux échanges.

Les Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles, précédées des éléments du nouveau système métrique, publiées en 1810 par François Gattey, fournissent en pas moins de deux cent pages les comparaisons des différentes mesures, centralisées par la suite avec la révolution française.

On a le pied, le pied marchand, le compas ou encore la perche de 9 pieds, 9 pieds et demi, 18 pieds, 22 pieds… On a la coupée, l’ouvrée, la meau et charrée, le journal, la soiture, la boisselée… l’arpent de 96 perches carrées d’ordonnance, de 100 perches carrées, de 100 verges carrées, d’ordonnance ou des eaux de forêts, de 108 perches carrées, de 112 verges carrées… et encore avec des variantes locales qui plus est.

La Toise de Lyon fait 2,5633 mètres, alors que celle de Villefranche juste à côté fait 2,4363 mètres et celle de Paris 1,94904 mètre  ; la Canne du canton de Tarbes fait 1,8046 mètre, celle non loin de Galan fait 1,7686 mètre ; la Verge de Bergues fait 3,831 mètre, celle de Lille 2,984 mètre.

Il en va de même pour le litre, la pinte, la barrique, la velte, le setier, le muid, le minot, la charge, la livre, l’once…

Tout cela était le reflet du maintien du cadre féodal malgré la superstructure qu’est la monarchie absolue. Ivan Loutchisky, dans son article de 1911 Les classes paysannes en France au XVIIIe siècle, constate ainsi :

« Le trait le plus saillant de l’organisation agraire de la France au XVIIIe siècle, celui qui la distinguait le plus fortement du régime agricole des autres pays de l’Europe, c’était la seigneurie.

Tandis que l’évolution économique du nord-est de l’Allemagne transformait le chevalier en chevalier-propriétaire, ayant, de par son rang, des droits exclusifs à la terre, tandis que dans la Basse-Saxe le seigneur devenait aussi essentiellement un propriétaire, et dans la Saxe du sud-est un souverain-propriétaire (Landesherr ), tandis que, dans tous ces pays, les seigneurs en arrivaient à s’adonner à la culture des terres qu’ils faisaient travailler par des salariés ou par des serfs, en France, les seigneuries et les seigneurs conservaient leur caractère primitif.

Il est vrai de dire que le pouvoir royal avait restreint les droits politiques et administratifs des seigneurs, entamé leur pouvoir judiciaire; mais il leur avait laissé la juridiction de leur patrimoine et, avec elle, les droits utiles.

L’étendue de ces droits et leur forme variaient d’une province à l’autre, mais, en principe, ils étaient les mêmes partout, et la structure de la seigneurie était identique au nord de la France, en Picardie et dans l’Artois, au centre, en Bourgogne, dans le Limousin et en Auvergne, au midi, en Provence et dans la Guyenne.

Le droit de monopole ou de banalité, le droit de mainmise sur les successions vacantes, de rachats sur les héritages, de lods et ventes [= de taxes] sur les terres vendues ou échangées, les aveux exigés des tenanciers, les péages, etc., etc., tous ces droits se trouvaient intimement liés à la seigneurie, et, qu’ils fussent perçus avec modération ou avec excès, ils persistèrent en France jusqu’à là fin du XVIIIe siècle.

Ils n’avaient pas le sens commun, et ils opprimaient les paysans, mais ils augmentaient les revenus du seigneur, qu’il fût ecclésiastique ou laïque.

La seigneurie, continuant d’être quelque chose comme un État dans l’État, avec ses impôts directs et indirects, ses insignes de souveraineté et ses monopoles, avec ses employés spéciaux, ses règlements, etc., faisait sentir aux populations qui lui étaient soumises tous les désavantages de l’organisation seigneuriale, sans lui rapporter le moindre profit.

Et il faut ajouter que la plus grande partie du territoire français était couverte de ces seigneuries, vestiges de l’ancienne hiérarchie seigneuriale, qui conférait aux nobles des droits qu’ils exerçaient aux dépens de leurs sujets. »

Le matérialisme des Lumières qui émerge au XVIIIe siècle a justement comme objectif de briser le cadre idéologique et culturel de cette dispersion, avec comme idéal la gestion publique des questions publiques, c’est-à-dire le centralisme, le régime républicain.

Mais ce matérialisme porté par la bourgeoisie se heurte à une masse de paysans ancrés localement, sous l’égide d’une noblesse d’autant plus puissante qu’elle a été grande partie renouvelée, puisque largement mise en place par la monarchie absolue aux XVIIe et XVIIIe siècles.