Les calories, les carences, la violence

Le paysan est lié à sa terre et c’est ce qui le rassure, car la terre permet de se nourrir. Néanmoins, on reste dans une immense précarité alimentaire.

La question des calories et des carences est, si on regarde bien, le grand angle mort des historiens bourgeois. Jamais la question n’est abordée et les études semblent pratiquement impossibles.

Les raisons invoquées sont les grandes disparités selon les régions et les périodes, les différents rapports aux seigneurs et au pouvoir royal, les conditions climatiques, etc.

Tout cela a sa part de vérité, mais est mensonger dans le fond.

Les historiens bourgeois sont incapables d’affronter deux réalités : tout d’abord la nature violente de la féodalité, c’est-à-dire les rapports de lutte de classe, ensuite la production elle-même (et cela concerne le mode de production).

Bataille de Crécy, 1346,
dans les Grandes Chroniques de France, vers 1415

Essayons de voir les faits en face. Voici les données répertoriées par la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, en 1994. Elles permettent de voir les calories dont profitent chaque personne, il y a cinquante ans.


CALORIES PAR PERSONNE
Pays1972-741975-771978-801981-831986-88
Inde22031999210021132104
Chine20292087227524602637
Bangladesh19071910191119231925
Brésil24872514259526212703
Égypte25662727294131843347
Mexique26802780294030993123
Belgique35073511357737653901
France31243162324932163312

Selon les historiens bourgeois, un paysan disposait en France, en 1200, d’entre 1 800 et 2 200 calories par jour.

C’est vrai, par contre, à condition qu’il n’y ait pas de disettes, de destructions par les conflits, etc. On parle vraiment en général, dans le cas d’une situation stable.

Cela voudrait dire que le paysan français, sur le plan alimentaire, aurait connu au mieux une situation relativement similaire aux paysans en Inde ou en Chine sept cents ans plus tard.

Aujourd’hui, dans le second quart du 21e siècle, la situation est bien différente : les engrais se sont généralisés, la mécanisation est quasi systématique, les échanges se sont mondialisés, etc.

Il y a cinquante ans, les conditions de vie étaient bien plus précaires dans le tiers-monde. On sait comment étaient les paysans de Chine et d’Inde des années 1970 : faibles physiquement, marqués par la malnutrition, peu éduqués, sans aucune aisance matérielle.

Et on parle là de la seconde partie du 20e siècle, ce qui fait qu’on peut se douter que la situation était bien pire en 1200, où les échanges étaient incroyablement plus restreints, que ce soit au niveau des connaissances ou des outils, des biens comme des aides possibles.

C’est d’autant plus vrai si on tend à penser que le paysan, en France, disposait plus de 1800 calories que de 2 200, même si tendanciellement on devrait être entre les deux. La nuance est importante, car avec 2 200 calories, on vit difficilement, en dessous on court derrière sa propre situation alimentaire.

Ce que cela implique, c’est que les paysans du Moyen Âge étaient faibles, avec une tendance à être faméliques.

Représentation du 13e siècle

Les carences étaient régulières, avec l’anémie et le rachitisme, sans parler des problèmes dentaires ; les corps étaient abîmés par le labeur, subissant l’arthrose, les déformations vertébrales.

Les paysans avaient une alimentation de choc, qui leur permettait de tenir : les bouillies, les galettes, les pains grossiers, bref les céréales composant l’écrasante majorité de ce qu’ils mangeaient, avec un apport bien plus ténu de légumineuses et de légumes.

Les corps tenaient donc, mais s’épuisaient inlassablement. C’est ce qui explique que les paysans, malgré leur nombre, n’étaient pas en mesure de faire face aux chevaliers, aux seigneurs, qui eux étaient bien nourris, disposaient de chevaux et d’armes qu’ils savaient employer.

On est dans un rapport de force physique, que les historiens bourgeois masquent systématiquement.

Habitants de Tournai enterrant des morts de la peste noire, 14e siècle

Toutefois, ce qui forme un obstacle à la pensée bourgeoise, ce n’est pas seulement le rapport de force physique, avec une violence qu’ils masquent. Il y a aussi la question de la production.

Portons notre regard sur la production à la campagne, justement. La plupart du territoire consistait des forêts, des friches, des landes, des zones humides, ou bien en des prairies, des pâtures. Beaucoup de terres étaient inaccessibles.

On peut donc tabler sur autour de 15 % des terres disponibles pour l’agriculture. Bien entendu, le rendement était très faible. Tous les paysans ne disposaient pas de charrues et d’animaux de trait, l’engrais n’existait pas en quantité suffisante pour que les sols ne s’épuisent pas.

Pour cette raison d’ailleurs, on pratiquait l’assolement triennal : une année de blé ou seigle, une année d’orge, avoine, ou légumineuses, puis une année de jachère pour laisser reposer la terre.

Le Repas de noce de Pieter Brueghel l’Ancien, 1567-1568

Ce qui fait qu’en pratique, des 15 % de terres agricoles, 1/3 se retrouvait en jachère, la moitié servant pour les céréales, le reste d’un côté pour les légumineuses, les légumes, le lin, de l’autre les pâturages, les vergers, les prairies.

On arrive alors à 2100 calories par jour par personne rien qu’avec les céréales.

Cependant, il y a les semences à conserver, les réserves à mettre en place, les taxes pour les couches dominantes, les pertes en raison des rats. On perd donc autour de 20/30 % de la production.

Cependant, il y a également d’autres produits qui sont consommés : les légumineuses, les légumes, les fruits, ainsi que le lait et la viande, même si bien plus rarement.

L’un dans l’autre, on s’y retrouve pour un certain équilibre.

Sauf que cet équilibre est tellement précaire sur sa base que les historiens ne parviennent pas à savoir combien il y avait de gens en France en 1200. La fourchette va de 12 à 20 millions de personnes !

Philippe IV le Bel, 1313

Néanmoins, on aura compris que cette question des calories est essentielle afin de comprendre comment la noblesse, minoritaire et armée, était en mesure d’affronter d’immenses masses paysannes qualitativement affaiblies.

La noblesse profitait de la centralisation qualitative des efforts quantitatifs, tandis qu’individuellement les paysans s’épuisaient aux récoltes, à réparer leurs maisons, à fabriquer et réparer des semblants de vêtements ainsi que des outils relativement rudimentaires, à trouver du petit bois pour le chauffage et la cuisson, à cueillir diverses plantes et racines dans les forêts, etc.

L’usure de la vie quotidienne épuisait mentalement une population analphabète, pendant que la noblesse s’exerçait physiquement et mentalement, établissant une psyché en phase avec un rôle dominateur.

Si on ajoute à cela la religion qui justifie l’ordre en place, les masses paysannes ne pouvaient qu’être terrifiées à l’idée de toute transformation portant en elle un risque immense sur le plan de la survie.

Un épisode comme celui de la peste noire, qui décima entre 30 et 60 % de la population européenne en 1347-1352, ne pouvait que provoquer une terrible hantise du lendemain à l’échelle de sociétés toutes entières.

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