Les êtres humains aiment jouer. Et, justement, la période de l’animisme cosmique est celle où les jeux de société se mettent réellement en place.
On parle en effet ici d’une société qui n’est plus clanique-immédiatiste ; il y a suffisamment d’échanges pour que des amusements plus élaborés se mettent en place.
Mais surtout, et c’est là c’est une formidable clef, les jeux s’inscrivent dans la vision du monde de l’animisme cosmique. Ils correspondent à la manière de concevoir la vie.
C’est très important, car pour jouer, il faut que le reflet soit présent à l’esprit : le reflet de la réalité, le reflet de l’activité de quelqu’un d’autre faisant la même chose, son propre reflet.
Les activités de l’être humain reflètent forcément son rapport à la réalité. C’est pourquoi les jeux de société qui se sont développés passent :
– par un face à face, reflet du monde où tout a deux aspects s’opposant ;
– par un parcours, reflet du caractère sinueux de la réalité ;
– par des références au cosmos qui est lui inversement impeccablement organisé ;
– par l’utilisation de dés comme « hasard » qui n’en est pas un, car il est conçu comme expression du cosmos.
Ce dernier point est absolument capital et il est excessivement difficile à comprendre pour les peuples passés par le prisme de la rationalisation bourgeoise. Pour le comprendre au mieux, il faut se tourner vers le « livre des mutations » chinois, le Yi King.
Ce n’est pas un jeu à proprement parler, mais concrètement il relève très exactement de l’aspect « hasard » qui n’en est pas un des jeux de société.
Le « livre des mutations » est un « classique » du confucianisme, élaboré au premier millénaire avant notre ère. On prend une plante, le millefeuille, ou plus exactement ses tiges. On en prend 49, puis on pose une question à l’univers : vais-je réussir ceci ou cela, etc.
On sépare alors les tiges en deux, et on va les compter de telle manière à ce que, pour faire court, on se retrouve avec les chiffres 2 ou 3 en série. Cela forme alors une ligne soit longue soit brisée, de telle manière à former un hexagramme de six lignes.
Selon la forme de cet hexagramme, le « livre des mutations » fournit une réponse. Chaque hexagramme correspond en effet à une « réponse » de l’univers, du type la réception, la guerre, la suite, le rapprochement, la contemplation, le repli, le développement, la limitation, la diminution, etc.
Lorsque par exemple les six lignes sont courtes pour les trois premières en haut et longues pour les trois en bas, c’est la paix ; lorsque seule la première est courte, c’est la percée, etc.
C’est très exactement en ayant cela à l’esprit que les joueurs se confrontaient au hasard dans les jeux à l’époque de l’animisme cosmique. Gagner ou perdre, c’est être en adéquation avec l’univers.
Jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, les joueurs compulsifs exposent précisément cette vision du monde, ils « sentent » la chance. Ils veulent même « fusionner » avec elle : pour eux, ne pas jouer à certains moments, c’est rater son tour avec le destin. Ce serait comme ne pas obéir au résultat expliqué dans le « livre des mutations ».
C’est pourquoi, dans la grande épopée indienne appelée Mahābhārata, qui fait 81 936 strophes, on a le roi Yudhishthira qui est sans faille et qui se précipite pourtant dans le jeu. Il est marié, au même titre que ses quatre frères, avec Draupadi. Et il bascule en jouant une partie de dés où il mise absolument tout : sa femme, ses frères, son royaume, lui-même…
La partie était en fait truquée, et à la fin il se venge. Mais il a pensé « suivre » le cours des choses, hasard « organisé ».
Les échecs, nés en Inde, s’appuyaient d’ailleurs sur les dés initialement. La stratégie, la tactique, n’étaient rien sans l’énergie cosmique venant ou justement ne venant pas.
On notera que la prise de contrôle du roi adverse comme suffisante pour avoir la victoire reflète une particularité de l’époque de l’animisme cosmique : dans une bataille, dès que le chef ennemi est mis hors d’état de nuire, son camp s’effondre. C’est propre au patriarcat.
On remarquera également que le jeu d’échecs n’avait initialement pas deux joueurs, mais quatre. C’est un aspect très important, car l’animisme cosmique est systématiquement porté à accorder une valeur centrale aux quatre points cardinaux.
Lorsque Mahomet fait en sorte qu’on prie en se tournant vers la Mecque, il attaque sans doute ce dernier aspect et il est fort logique par ailleurs qu’il ait interdit les jeux de « hasard ».
Les Espagnols ont fait de même lors de la colonisation de la Nouvelle Espagne. Le jeu du patolli consistait chez les Aztèques en un jeu du type des « petits chevaux » de 52 cases, correspondant aux 52 ans de chaque cycle solaire.
Le déplacement des pions se faisait sur un parcours dont la forme correspondait aux quatre points cardinaux et où on saluait le dieu Macuilxochitl (cinq-fleurs). Le catholicisme l’a donc interdit.
Le « jeu royal d’Ur », ou jeu des vingt carrés, 2700 ans avant notre ère, était pareillement de portée animiste cosmique ; le jeu, pratiquement l’ancêtre du Backgammon, fait directement référence à la divination sur certaines cases.
Ur est aujourd’hui en Irak, et on a trouvé ce type de jeu en Iran, à Chypre, en Crète, au Sri Lanka, en Syrie, en Égypte (notamment des variantes dans la tombe de Toutankhamon).
L’Égypte antique connaissait le Senet, 3000 ans avant notre ère. On ne connaît pas les règles exactes, mais c’est une sorte de jeu des « petits chevaux » et de jeu « de l’oie », sur trente cases, un osselet servant de dé.
On sait par contre avec certitude que le jeu est une allégorie de la « force vitale » après le décès, de son parcours dans l’au-delà. Le livre des morts le mentionne de manière explicite et des tombes montrent des participants au jeu.
On trouve la même idée de parcours jusqu’à un « au-delà » avec le jeu des 5 lignes de l’antiquité grecque, qui présente une ligne sacrée au milieu des pions qui doivent la traverser pour rejoindre l’autre côté, selon le résultat des dés. Si on ne sait rien du jeu dit de Knossos de la civilisation minoenne, graphiquement on reconnaît aisément la même idée de ligne à franchir pour atteindre l’au-delà.
C’est précisément ce principe de parcours, de franchissement, qui explique la conception cyclique.
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