La monarchie espagnole n’a pas fait confiance aux conquistadors, et ce dès le départ. Elle s’est empressée d’établir une administration pour les surveiller.
Le souci était que si l’on envoie des gens sur place et qu’ils restent sur place, ils vont nécessairement s’acoquiner avec des conquistadors prêts à tout pour frauder.
La logique de la Reconquista a alors primé et la monarchie espagnole a considéré que plus un représentant était ethniquement proche de la monarchie, plus il était fiable.
Concrètement, cela veut dire que les principaux fonctionnaires des colonies espagnoles en Amérique étaient des émissaires temporaires.
Cela impliquait un décalage toujours plus grand entre :
– un appareil d’État constitué d’Espagnols venant d’Espagne – les peninsulares (péninsulaires) – pour rester quelques années en Amérique ;
– une élite coloniale constituée d’Espagnols nés en Amérique (les « criollos »), qui sont en réalité, au bout de quelques générations, des Espagnols nés en Amérique dont les ancêtres sont également nés en Amérique.
Ce qu’il faut bien voir ici, c’est que le nombre de femmes espagnoles s’installant en Amérique est très faible, et que donc il y a un processus de relatif métissage, y compris dans l’élite.
Ce processus a été occulté, caché, etc., parce que de par la disposition des forces établie par la monarchie espagnole, être espagnol ethniquement était la meilleure chose qui soit et, par conséquent, plus on est métissé, plus on est rabaissé socialement.
Il existe ainsi à l’époque un catalogue de nuances extrêmement nombreuses définissant les mélanges raciaux.
Un Quinterón, c’est-à-dire quelqu’un ayant un arrière-arrière-grand-parent d’origine non-européenne, valait dans ce schéma raciste socialement davantage qu’un Cuarterón, c’est-à-dire quelqu’un qui a un seul grand-parent non-européen.
Cette lecture en castes ethniques – il faut dire caste, car on ne peut pas en sortir en raison de sa couleur de peau et de ses ancêtres – a produit une séparation toujours plus franche entre les Espagnols nés en Espagne et ceux nés en Amérique.
Et ce qui va catalyser la rancœur et le désir d’affranchissement des élites criollos, c’est que les péninsulaires ont à la fois les meilleurs rôles et le mauvais rôle. Ce sont eux qui décident, bien qu’ils agissent conformément aux décisions de la monarchie espagnole.
Ils sont vice-rois, intendants, présidents d’audiencias (au rôle administratif, exécutif et judiciaire), juges, inspecteurs royaux, évêques, archevêques, inquisiteurs, administrateur des douanes, receveur royal [des impôts], etc.
L’élite des fonctionnaires est constituée de quelques dizaines à centaines de personnes dans l’ensemble de l’empire.
Elle doit rendre des comptes à la monarchie espagnole : à la fin de chaque présence, il y a une « résidence » obligatoire sur place avec vérification du travail fait.
C’était considéré comme d’autant plus important que du fait du cadre administratif féodal, les hauts fonctionnaires faisaient la pluie et le beau temps, et pouvaient facilement basculer dans la corruption.
Ils s’enrichissaient de toute façon de manière significative. Même s’ils repartaient la plupart du temps en Espagne, ils pouvaient s’approprier des terres et des mines, dont ils confiaient la responsabilité à un intendant.
En plus de ces hauts fonctionnaires, on a plusieurs milliers de fonctionnaires d’importance moyenne (corregidor c’est-à-dire un administrateur local, intendant, maire, commandant de garnison, supérieur d’ordre religieux…), et un peu plus de fonctionnaires locaux servant surtout de subalternes et de secrétaires.
Les fonctionnaires aux meilleurs postes sont évidemment à la fois enviés pour leurs positions et cibles de l’hostilité de ceux qui se voient comme des victimes de l’administration.
C’était d’autant plus vrai que l’administration cherchait à enserrer les colonies de la manière la plus stricte.
Elles n’avaient pas le droit de commercer entre elles et l’Espagne entendait les maintenir dépendantes au niveau de plusieurs productions qui leur étaient extrêmement restreintes ou plus couramment interdites tel que la fabrication de biens manufacturés (les textiles, les armes, les meubles, la production de navires, la production de livres, les vignes, les olives, la soie, etc.).
L’administration apparaissait donc comme d’autant plus importante, car servant de sas avec l’Espagne. Et le fait que le principal personnel soit modifié tous les 3 à 8 ans poussait à voir cette administration comme une réalité abstraite, se surajoutant à la réalité.
La monarchie espagnole, afin de relâcher la pression un minimum, avait initialement permis que des postes soient remis tout de même à des Espagnols criollos. Elle ne disposait de toute manière pas forcément du personnel adéquat au départ.
C’est pourquoi, au milieu du 17e siècle, les peninsulares formaient autour de 40 % des fonctionnaires, avec naturellement notamment les plus hauts postes.
Néanmoins, lorsque la monarchie absolue commença au 18e siècle à entrer dans une profonde décadence, elle se replia sur elle-même et la part des Espagnols criollos se réduisit à autour du quart.
C’est là ce qui scelle la contradiction entre les peninsulares au service d’une puissance espagnole s’affaiblissant et les criollos soucieux de trouver des opportunités d’élargir leur pouvoir.
La monarchie espagnole comprit sur le tard que cela ne pouvait plus fonctionner. Une inspection générale avait ainsi été mise en place, en 1778 pour la Nouvelle-Grenade, afin d’étudier la situation des colonies et décider de réorganisations.
La méthode n’était pas nouvelle, mais par le passé il y avait trop de corruption et il fallait des mois avant que les informations ne parviennent à destination, ce qui est évidemment catastrophique pour approfondir des enquêtes, choisir d’auditionner des témoins et des plaignants, examiner à temps les registres financiers, faire des réformes administratives, remplacer ou révoquer à temps des fonctionnaires, imposer des demandes, etc.
Au même moment, il y eut aussi la réorganisation géographique du découpage des administrations. Là encore, cela arrivait trop tard et la féodalité de la monarchie espagnole empêchait dans tous les cas une avancée suffisamment solide.
De manière notable, ce découpage va par contre renforcer les initiatives locales, produisant dans les grandes lignes la délimitation des futurs pays latino-américains.
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Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique