Revenons en 1898 et à l’intervention américaine qui traumatise les criollos.
Que voit-on ? Que tout cela apparaît comme une immense opportunité pour l’Espagne de se remettre en avant, au nom de la défense de la « raza » et de la « latinité ».
Le 2 mai 1898 a ainsi lieu une cérémonie au Théâtre de la Victoire à Buenos Aires, en Argentine. Elle est placée sous le patronage de la monarchie espagnole et l’ennemi affiché, ce sont les États-Unis.
Voici le programme de la cérémonie : hymne national argentin, marche royale espagnole, conférence du Dr Roque Sáenz Peña, la Marseillaise, pot-pourri d’airs espagnols « Maiquez », conférence de monsieur Paul Groussac, marche royale italienne, jota de « Los Dolores » [épisode d’un opéra de l’Espagnol Tomás Bretón], conférence du Dr. José Tarnassi, marche de Cadix.
Roque Sáenz Peña est un avocat et homme politique, qui sera par la suite président de l’Argentine de 1910 à 1914.
Paul Groussac est un écrivain argentin d’origine française, José Tarnassi est un écrivain argentin d’origine italienne…
Roque Sáenz Peña dénonce de la manière suivante les États-Unis.
« La doctrine du président Monroe, contenue dans le message de décembre, a été prononcée contre l’intervention, mais cette déclaration a suscité des réserves mentales, qui rendent douteux leurs objectifs et pernicieux leurs effets.
En principe, il condamne les interventions européennes, mais réserve en fait celles américaines, ce qui signifie et dit qu’il ne s’agit pas d’une doctrine générale et scientifique, avec unité de conception et de principe, mais un fait national et propre, qui est notifié aux nations comme l’idiosyncrasie d’un gouvernement fort et d’un pouvoir incontestable.
Car il convient de rappeler que l’arrogance de la Maison Blanche a été soutenue dans ce cas par les flottes britanniques et le soutien du ministère de Canning [le premier ministre britannique].
Cette doctrine est, à mon avis, la cause et l’origine des écarts actuels par rapport au droit public.
La doctrine de Mackinley est simplement l’épilogue de Monroe et Polk ; il ne s’agit pas de trois doctrines, mais de trois actes consacrant une même usurpation : l’intervention des États-Unis dans les destinées et la vie des peuples américains (…).
Les républiques hispano-américaines doivent revendiquer avec honneur et fierté les efforts généreux de la nouvelle doctrine, consacrée par Bolívar lorsqu’il a convoqué et établi le Congrès de Panama.
Bolívar avait, sans aucun doute, la perception exacte de l’avenir, et pouvait comprendre à distance, que le message de décembre avait son talon d’Achille, comme avait des mâchoires troyennes [allusion à Hercule trompé par Troie] la solidarité proclamée par le Capitole.
La note de programme avec laquelle Bolívar a convoqué ce Congrès a consacré la doctrine de non-intervention, mais pas contre l’Europe, mais contre toutes les puissances étrangères ; telle était la doctrine, dans son caractère légal et universel.
C’était la vérité politique à laquelle aspirait le peuple américain : se sentir souverain et libre, non seulement face à l’Europe, mais avant l’universalité des nations (…).
Les principes du droit public, les messages et les doctrines avec lesquels le cabinet de Washington ébranle périodiquement la tranquillité des nations, autorisent cette franche conclusion : le bonheur des États-Unis est l’institution la plus lourde qui pèse sur le monde ! »
José Tarnassi lut un poème d’inspiration italienne « pour l’Espagne » ; quant à Paul Groussac il lance une attaque violente contre les États-Unis et ce qu’ils représentent, à travers un éloge fantasmatique de l’Espagne historique.

C’est là qu’intervient la mise en parallèle avec Caliban.
« Pour la même raison que nous pensons et sentons ainsi dans notre propre cause, plaçant la notion absolue de justice et de droit bien au-dessus de la vaine gloire et des ambitions égoïstes, nous pouvons, nous, le plus humble défenseur de cette sainte doctrine, protester haut et fort contre une entreprise de mensonges et de trahison, qui a dû cacher ses indicibles desseins sous un masque d’indépendance ; contre une agression barbare, qui est une parodie de tous les droits et la justice, et qui, en ensanglantant les eaux de Cuba et des Philippines, commet un crime inexpiable contre l’humanité (…).
Le 20 avril 1493, — date qui, comme vous le savez, correspond exactement au 2 mai de notre calendrier moderne, les Rois Catholiques recevaient, dans l’ancien palais des Comtes de Barcelone, le navigateur génois qui revenait de Cuba et leur apportait le Nouveau Monde.
Une heure sublime et unique dans l’histoire de la planète, si imposante par son annonce brutale et ses conséquences infinies, que l’imagination la plus riche pourrait simuler la scène, sans dépasser ni atteindre les proportions grandioses et l’éclat éblouissant de la réalité ! (…)
Cette heure suprême et indélébile de l’histoire de l’évolution humaine, l’Espagne, je le répète, l’a connue et savourée dans sa plénitude.
Elle laisse son effigie énergique et gracieuse éternellement frappée dans la monnaie des siècles ; elle a réalisé à son tour un idéal humain de courage, de noblesse, de hauteur chevaleresque, de spiritualisme exalté et mystique (…).
À travers les abîmes et les collisions sanglantes, les revers sombres et les longues périodes de déclin, la civilisation latine a la gloire immortelle d’avoir marché pendant dix-huit siècles les yeux vers le ciel…
Ici maintenant, au seuil du vingtième siècle, elle voit naître un ennemi plus formidable et redoutable que les hordes barbares, à l’assaut desquelles l’ancienne civilisation a succombé.
C’est le yankeeisme démocratique, athée de tous les idéaux, qui envahit le monde.
En moins de cent ans – car les colonies de la Nouvelle-Angleterre avaient un caractère très différent – un organisme social monstrueux, un peuple alluvial, est né et s’est développé entre ses deux océans, du cercle polaire aux tropiques, artificiellement et pressés par les déversements d’autres peuples, sans donner le temps à l’assimilation, et dont le trait marquant et caractéristique n’est autre que celui-ci : l’absence absolue de tout idéal.
Ce n’est pas une nation, bien qu’elle présente les formes extérieures des nations, ni ne ressemble à aucun peuple de structure compacte et homogène, – s’écartant de plus en plus des Anglais, dont descend le noyau occidental [du pays], et se dilue aujourd’hui dans la masse adventice [= poussant telles des mauvaises herbes].
Groupement fortuit et colossal, établi dans un semi-continent de richesses naturelles fabuleuses, sans racines historiques, sans traditions, sans résistances internes ni obstacles externes, il s’est développé à outrance avec toute l’exubérance des organismes élémentaires ; et les observateurs ordinaires l’ont admiré pour sa grandeur matérielle, née seulement des circonstances, et pour sa conception du gouvernement libre, qu’il a héritée de la mère patrie et qu’il n’a modifiée que pour la corrompre.
Ce noyau primitif de la Nouvelle-Angleterre a prévalu jusqu’au milieu de ce siècle, suffisant à maintenir apparemment intacts, quoique déjà affaiblis, tous les organes indispensables à la vie sociale.
Ainsi les États-Unis ont pu apparaître de loin avec la prétention de leur propre pensée, alors qu’ils ne faisaient que refléter la pensée européenne dans les productions de leurs plus illustres médiocrités.
Mais depuis la guerre civile et l’invasion brutale de l’Ouest, l’esprit yankee s’est librement détaché du corps informe et « calibanien », et le vieux monde a regardé avec anxiété et terreur la toute nouvelle civilisation venir supplanter l’ancienne.
Cette civilisation, embryonnaire et incomplète dans sa difformité, veut remplacer la raison par la force, l’aspiration généreuse par la satisfaction égoïste, la qualité par la quantité, l’honnêteté par la la richesse, le sentiment de beauté et de bonté avec la sensation de luxe plébéien, la loi et la justice avec une législation occasionnelle de leurs assemblées.
Elle confond le progrès historique avec le développement matériel ; elle croit que la démocratie consiste dans l’égalité de tous par le partage commun, et applique à sa manière le principe darwinien de sélection, éliminant de son sein les aristocraties de la moralité et du talent.
Elle n’a pas d’âme, ou plutôt, elle ne possède que cette âme appétitive qui, dans le système de Platon, est la source des passions grossières et des instincts physiques. »
Cette référence à Caliban va être reprise quelques jours plus tard par Félix Rubén García Sarmiento, plus connu sous le nom de Rubén Darío (1867-1916), un poète du Nicaragua. Il écrit un article, « Le Triomphe de Caliban », publié dans El Tiempo de Buenos Aires, le 20 mai 1898.

L’article commence ainsi et se prolonge dans un éloge de la cérémonie du 2 mai 1898.
« Non, je ne peux pas, je ne veux pas être du côté de ces buffles aux dents d’argent. Ce sont mes ennemis, ce sont les ennemis du sang latin, ce sont les barbares. Ainsi tremble aujourd’hui tout cœur noble, ainsi proteste tout homme digne qui conserve quelque chose du lait de la louve [romaine].
Et j’ai vu ces Yankees, dans leurs villes écrasantes de fer et de pierre, et les heures que j’ai vécues parmi eux, je les ai passées avec une vague angoisse.
Il me semblait ressentir l’oppression d’une montagne, j’avais l’impression de respirer dans un pays de cyclopes, de mangeurs de viande crue, de forgerons bestiaux, d’habitants de maisons de mastodontes.
Le visage rouge, lourd, grossier, ils marchent dans les rues en se poussant et en se frottant les uns contre les autres comme des animaux, à la recherche de dollars.
L’idéal de ces Calibans se limite à la bourse et à l’usine. Ils mangent, mangent, calculent, boivent du whisky et gagnent des millions.
Ils chantent Home, sweet home ! et leur maison est un compte courant, un banjo, un homme noir et une pipe.
Ennemis de toute idéalité, ils sont dans leur progrès apoplectique, de perpétuels miroirs grossissants (…).
Toutes les tempêtes des siècles ne pourront pas polir l’énorme Bête.
Non, je ne peux pas être de leur côté, je ne peux pas être pour le triomphe de Caliban.
[Suit la présentation des trois orateurs et de leurs discours, avec à chaque fois leur éloge.]
Eh bien alors, nous tous qui avons écouté ces trois hommes, représentants de trois grandes nations de race latine, nous avons tous pensé et senti combien cette explosion était juste, combien cette attitude était nécessaire, et nous avons vu palpable l’urgence de travailler et de lutter pour que l’Union latine ne continue pas à être une fatamorgana [= mirage] du royaume d’Utopie, car le peuple, au-dessus des politiques et des intérêts d’un autre ordre, sent, quand le moment précis arrive, la vague de sang et la vague de l’esprit commun.
De la même manière, notre race devrait s’unir, comme elle s’unit dans l’âme et le cœur, dans les moments de trouble ; nous sommes une race sentimentale, mais nous avons aussi été des maîtres de la force.
Le soleil ne nous a pas abandonnés et la renaissance est caractéristique de notre arbre séculaire.
Du Mexique à la Terre de Feu, il y a un immense continent où la semence ancienne se féconde et prépare dans la sève vitale la grandeur future de notre race.
D’Europe, de l’univers, vient un vaste souffle cosmopolite qui contribuera à revigorer notre propre jungle.
Mais voici que du Nord viennent des tentacules de chemins de fer, des bras de fer, des bouches absorbantes (…).
Quand les grands penseurs annoncent un avenir dangereux et que l’avidité du Nord est en vue, il ne reste plus qu’à préparer la défense.
Mais il y en a qui me disent : « Ne vois-tu pas qu’ils sont les plus forts ? Ne sais-tu pas que, selon une loi fatale, nous devons périr, engloutis ou écrasés par le colosse ? Ne reconnais-tu pas leur supériorité ? »
Oui, comment pourrais-je ne pas voir la montagne qui forme le dos du mammouth ?
Mais face à Darwin et Spencer, je ne poserai pas ma tête sur la pierre pour que la grande Bête m’écrase le crâne.
Behemoth [= un monstre de la Bible] est gigantesque, mais je ne me sacrifierai pas de mon plein gré sous ses pattes, et s’il réussit à me capturer, au moins ma langue finira de lancer sa malédiction finale, avec le dernier souffle de vie.
Et moi qui ai été partisan d’une Cuba libre, ne serait-ce que pour accompagner tant de rêveurs dans leurs rêves et tant de martyrs dans leur héroïsme, je suis ami de l’Espagne dès que je la vois attaquée par un ennemi brutal, qui porte comme drapeau la violence, la force et l’injustice.
« Et n’avez-vous pas toujours attaqué l’Espagne ? » Jamais. L’Espagne n’est pas le courtisan fanatique, ni le pédant, ni le malheureux maître d’école, dédaigneux de l’Amérique qu’il ne connaît pas.
L’Espagne que je défends s’appelle Hidalguia [le principe des « hidalgos »], Idéal, Noblesse ; elle s’appelle Cervantes, Quevedo, Góngora, Gracián, Velázquez ; elle s’appelle El Cid, Loyola, Isabel.
On l’appelle la Fille de Rome, la Sœur de la France, la Mère de l’Amérique.
Miranda préférera toujours Ariel ; Miranda est la grâce de l’esprit ; et toutes les montagnes de pierres, de fer, d’or et de lard ne suffiront pas à mon âme latine pour se prostituer à Caliban ! »
Eh oui, derrière Ariel, il y a la folie de la « Raza », il y a la fantasmagorie idéologique d’une « civilisation » espagnole, ou hispano-américaine.
Et pour bien fermer la boucle, il faut remonter un tout petit plus en avant dans le temps.
On trouve alors le Français Ernest Renan (1823-1892), un penseur majeur alors, qui tente de combiner un principe de république autoritaire et une démocratie en apparence.
C’est le sens de sa pièce de théâtre Caliban, suite de la Tempête (1878), où la brute Caliban représente le peuple et la démocratie, qui doivent être guidés par Prospero pour parvenir à quelque chose.
Ernest Renan reflète ici les intérêts de la bourgeoisie qui a besoin du peuple pour contrer le catholicisme et les monarchistes, mais ne compte pas pour autant établir une république populaire !
Ernest Renan continua sur sa lancée avec L’eau de Jouvence. Suite de « Caliban » (1881), où est mis en avant l’idéal spirituel afin de permettre de faire avancer, par à coups, par réformes régulières, la civilisation.
On retrouve Ariel, naturellement.
Mais on retrouve également la base idéologique qui va permettre, par la suite, de rependre le thème de Caliban dénonçant les États-Unis.
L’idéologie latino-américaine est une construction, de A à Z ; c’est un produit de laboratoire intellectuel, réalisé par les criollos en panique devant la faiblesse de leur féodalisme face au capitalisme des États-Unis.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)