Les Fables de Jean de La Fontaine et les animaux comme dignité du réel

Jean de La Fontaine avait conscience de la limite de sa démarche et il a tout de même tenté d’y faire face, en promouvant la dignité du réel.

Illustration et texte du Pañchatantra, Rajasthan, 18e siècle,
oeuvre ayant inspiré Jean de La Fontaine

Dans ses Fables, les animaux ne sont pas que des masques des hommes ; ils ont leur dignité, un animal peut tout à fait être une « mère éplorée », les sentiments eux-mêmes sont présents, comme dans la fameuse fable des deux pigeons.

Celui qui s’ennuie regrette amèrement d’être parti et d’avoir abandonné son amour par folie des grandeurs ; c’est là une des plus belles si ce n’est la plus belle fable de Jean de La Fontaine, qui dépasse en fait d’ailleurs l’approche propre à une fable (des sauts de ligne sont ajoutés pour faciliter la lecture).

« Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.

L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,

Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ?

Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète

L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.

Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;
Vous y croirez être vous-même.

À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.

Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,

Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las,
Les menteurs et traîtres appas.

Le las était usé ! si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.

Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.

Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;

Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pié,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna.
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune Bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ? »

Jean de La Fontaine avait conscience qu’il devait non pas se contenter de dépeindre, mais atteindre la dignité du réel. Il ne pouvait pas se contenter de se moquer, car cela aurait fait de lui un Molière mais sans le théâtre.

Il fallait donc s’orienter vers la dignité du réel. Son matérialisme est la base de sa quête de présenter le réel en portraitiste.

D’où, parfois, des formules matérialistes disséminées dans les Fables, comme par exemple :

« Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. » (Les poissons et le cormoran)

« L’accoutumance ainsi nous rend tout familier:
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S’apprivoise avec notre vue 
Quand ce vient à la continue. » (Le Chameau et les Bâtons flottants)

« Il se faut entr’aider ; c’est la loi de la nature » (L’âne et le chien)

« D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor. » (Le laboureur et ses enfants)

« En toute chose il faut considérer la fin. » (Le renard et le bouc)

« Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant . » (Le pouvoir des fables)

Illustration des Fables, par François Chauveau  (1613–1676)

Dans L’avare qui a perdu son trésor, la première chose que dit par exemple Jean de La Fontaine que « l’usage seulement fait la possession ». C’est là une ligne matérialiste élémentaire, qui s’oppose à la possession abstraite.

La fable se moque d’un avare en pleurs, car on lui a volé le trésor qu’il avait caché et dont, par définition, il ne profitait pas : il ne voit pas la réalité jusqu’à sa substance.

Mais vers quoi se tourner pour y arriver ? Jean de La Fontaine a pressenti que la question n’était pas vers quoi se tourner, mais vers qui.

Reconnaître la dignité des animaux, c’est reconnaître la dignité du réel. C’est d’ailleurs bien cet aspect qui a fait que Jean de La Fontaine est si populaire et qu’il a été surtout fait lire aux enfants, alors qu’ils ne sont nullement en mesure de saisir la complexité et la subtilité du message.

En se posant en défenseur des animaux, Jean de La Fontaine entrevoit la résolution des problèmes posés à l’Humanité dans la contradiction villes-campagnes se développant avec l’irruption du capitalisme dans le cadre de la monarchie absolue.

Il voit la possibilité d’affirmer quelque chose positivement, de valoriser et non plus simplement d’être critique ou passif, d’appeler à être critique ou passif.

Ses Fables sont donc parsemées de remarques diverses, plus ou moins ouvertes, en faveur des animaux, comme ici dans L’Homme et la Couleuvre :

« A ces mots, l’animal pervers
(C’est le serpent que je veux dire
Et non l’homme : on pourrait aisément s’y tromper) »

Dans Les Animaux malades de la Peste, Jean de La Fontaine se moque de la manière suivante de la prétention humaine à dominer les animaux :

«Et quant au berger, l’on peut dire [c’est le Renard qui parle]
Qu’il était digne de tous maux, 
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.» 

Les Fables ne sont donc pas simplement une fin en soi ; elles portent également un cheminement, une réflexion.

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