Don Quichotte est un surnom pris par Alonso Quichano. Don est un titre de noblesse, qu’il s’accorde lui-même en se définissant comme chevalier errant. Normalement, il n’a pas le droit de l’employer, car il est seulement un « hidalgo » (de fijos d’algo, fils d’un bien).
Un hidalgo est un noble, mais d’une variété ayant moins de valeur que la noblesse elle-même. C’est que le parcours amenant à la reconquête sur les envahisseurs musulmans a été très tortueux. Il y eut également des batailles internes au camp espagnol, des affrontements avec le Portugal.
Dans ce cadre s’est formé une noblesse de privilège, devenant au bout de quelques générations une noblesse de sang en tant que tel. Le but était d’asseoir la base de soutien au roi et celui-ci n’hésita pas à réaliser une vraie avalanche d’anoblissement : au moment du siècle d’or, on doit considérer que les hidalgos sont 10 % de la population dans la région de la Castille, moins en Aragon, énormément plus dans les Asturies et la Cantabrie, ainsi qu’au Pays basque.
Le roi vendit même à un moment le statut d’hidalgo afin de renflouer ses caisses. Dans la pratique, être hidalgo signifiait ne pas payer d’impôt ni au niveau de l’État ni au niveau municipal, ne pas pouvoir être emprisonné pour dettes, ne pas pouvoir être torturé ni fouetté ni pendu ni envoyé aux galères, ne pas se voir enlever ses armes et son cheval.
Autrement dit, il y a eu un nombre important de hidalgos sans pour autant qu’ils relèvent d’une noblesse propriétaire terrienne réelle. Cela fut encore plus vrai lorsqu’on put devenir hidalgo en étant marié et en ayant beaucoup d’enfants.
Qui plus est, en raison de la dimension combattante-patriarcale de la naissance de ce statut, un hidalgo n’avait pas le droit de travailler. La figure de l’hidalgo exprime ici concrètement une expression du patriarcat tel qu’il a traversé la guerre de reconquête.
D’où les tentatives des hidalgos de parasiter l’État, en cherchant les charges et les distinctions. 1/3 de la population de Madrid relève à cette époque des hidalgos,1/4 de celle de Tolède, 15 % de celle de Séville.
Don Quichotte est le prototype de l’hidalgo, et on ne sera nullement étonné que tant Hernán Cortés, le chef de la conquête sur les Aztèques, que Francisco Pizarro, le chef de la conquête sur les Incas, étaient des hidalgos.
Le roman Don Quichotte est ainsi l’expression même de la décadence des hidalgos, qui socialement vont au fur et à mesure disparaître, coincés entre la véritable noblesse et le peuple. Cela produire un ressentiment dont l’un des grands marqueurs est la fuite en avant dans les conflits d’honneur.
Parallèlement émergea d’ailleurs le brigandage comme démarche systématisée, avec énormément de figures diverses et variées relevant de ce bandolerismo.
C’est ce phénomène social patriarcal, dans le prolongement de la Reconquête, qui est à l’origine de la profusion des romans de chevalerie, des romanceros qui sont des poèmes d’esprit chevaleresque, ainsi que des romans traitant des picaros qui sont des marginaux aventuriers. Ce sont les ouvrages du type Amadis de Gaule, Primaleón, Vie de Guzmán de Alfarache, Les Exploits d’Esplandian… dont on parle dans Don Quichotte.
Cette question des hidalgos comme réalité patriarcale est le grand angle mort de l’histoire espagnole. Il est évident pourtant que c’est une question essentielle, qui va jouer pendant des siècles : l’idéologie fasciste espagnole des années 1930 est l’aboutissement de toute une démarche historique partant des hidalgos.
Comme piste très intéressante de recherche, on peut se tourner vers le grand affrontement intellectuel, très connu dans le domaine espagnol et latino-américain, entre Américo Castro et Claudio Sánchez-Albornoz, deux Espagnols immensément érudits. Le premier s’exila aux États-Unis à la suite de la victoire franquiste ; le second fut ministre de la seconde République et président en exil de celle-ci entre 1962 et 1971.
Américo Castro a formulé sa grande thèse dans España en su historia en 1948, réédité avec quelques modifications quelques années plus tard sous le nom de La realidad histórica de España. Claudio Sanchez Albornoz lui répondit dans la foulée avec deux pavés de plus de 1400 pages reprenant pareillement l’histoire espagnole.
Américo Castro a une idée très simple à comprendre. Il dit : les Wisigoths n’étaient pas des Espagnols, et lorsque l’Espagne commence son histoire, c’est sous l’occupation musulmane. Il y a donc une influence massive de la part de l’Islam, mais également des Juifs présents dans le pays.
Parmi les exemples innombrables qu’il donne, celui qui est sans doute le plus parlant concerne les ordres militaires de Calatrava, Alcantara et Santiago. Il faut nommer ici également le quatrième grand ordre, l’ordre de Montesa, qui intégra également l’Ordre de Saint-Georges d’Alfama et qui se subordonna au premier.
Le premier doit justement son nom à la prise de la forteresse de Qal’at Rabah (« la forteresse de Rabah ») en Castille, tout comme le deuxième le doit à la forteresse d’El-Kantara (« Le pont ») en Estrémadure. Le troisième puise son nom chez Saint-Jacques, le patron de l’Espagne (d’où le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle).
Ces ordres étaient extrêmement rigoureux, les ordres de Calatrava et d’Alcantara en particulier reprenant les règles des Bénédictins, alors que celui de Santiago reprenait les règles de (Saint) Augustin.
Américo Castro s’appuie dessus pour dire que de tels ordres reprennent en pratique directement les structures militaires musulmanes. Il y a là quelque chose de très intéressant si on prend en effet en compte qu’on a ici un affrontement très particulier, littéralement à mi-cheval de l’esclavagisme et du féodalisme, surtout si on comprend comment l’Islam est né comme féodalisme par en haut.
Mais Américo Castro ne dit pas cela : selon lui, les Espagnols étaient à la fois fascinés et écrasés par la puissance de l’envahisseur. Il dit ainsi :
« L’Espagne médiévale résulte d’une association de soumission et d’émerveillement, d’une part, à l’égard d’un ennemi supérieur, et d’autre part d’un effort pour triompher de cette position d’infériorité. »
Or, la clef de l’affrontement était selon lui religieuse, et par conséquent :
« Du Xe au XVe siècle, l’histoire d’Espagne a été christiano-islamico-judaïque. Et c’est en ces siècles que la disposition intérieure de la vie espagnole a été définitivement forgée. »
Autrement dit, selon Américo Castro, l’Espagne commence au milieu de l’invasion musulmane, à travers les mélanges et rapports des juifs, chrétiens et musulmans. Claudio Sánchez-Albornoz considère que tout cela est très largement exagéré et, en quelque sorte, il dit que l’Espagne naît avec la reconquête et à travers la reconquête.
C’est vrai pour les institutions, pour l’existence des hidalgos, pour les formes religieuses, le rôle du roi, etc. Et il constate justement qu’une fois la reconquête terminée, ce qui a été mis en mouvement s’interrompt et là les problèmes commencent.
Toute l’autonomie des uns et des autres gagnée durant la reconquête s’efface et l’unité espagnole forcée par en haut ne parvient pas à se mettre en place. C’est là qu’il faut mentionner un autre aspect, particulièrement terrible : l’interprétation raciale qui a prédominé en Espagne.