Les indépendances par en haut des pays latino-américains (Simón Bolívar)

Au moment de leurs indépendances, les pays latino-américains ont un point commun fondamental. Dans les campagnes, ce sont les grands propriétaires terriens qui prédominent ; dans les villes, on a aux commandes une administration coloniale et des grands commerçants.

Bien entendu, il y a interpénétration sociale et familiale de ces deux couches dominantes, toutes d’origine espagnole (les criollos ou créoles) ou directement espagnole (les peninsulares ou péninsulaires).

Les criollos et les peninsulares  dans la Nueva corónica y buen gobierno, Felipe Guamán Poma de Ayala, 1615

L’hégémonie revient, en dernière mesure, toujours aux péninsulaires ; les vice-rois sont ainsi toujours des péninsulaires et ces derniers n’hésitent pas à mépriser les criollos qui, même s’ils sont ethniquement espagnols, n’ont pas été façonnés culturellement en métropole.

Face à eux, on a les masses elles-mêmes, opprimées et exploitées à très grande échelle, dans le cadre d’un système parfois esclavagiste, parfois féodal, le plus souvent au croisement des deux.

Au début du 19e siècle, dans les zones américaines qui étaient des possessions espagnoles, on trouvait 17 millions de personnes, dont trois millions de criollos et 150 000 peninsulares.

On imagine très bien la situation hiérarchique, pyramidale, et naturellement la monarchie espagnole veillait à ses intérêts propres, en étroit partenariat avec l’Église catholique.

Les colonies espagnoles en Amérique n’avaient pas le droit de produire des tissus, de la vaisselle, des armes, du vin, de l’huile d’olive ; le commerce entre elles était inexistant. Il y avait des impôts laïcs et ecclésiastiques sur à peu près tout : le transport des marchandises, les fenêtres, les portes, les fêtes, les danses, les naissances et les décès, etc.

Les criollos étaient donc à la fois l’élite des colonies, et en même temps une force considérée comme d’appoint par la monarchie espagnole ; il existait une réelle contradiction.

Tout changea alors en raison de l’invasion napoléonienne de l’Espagne ; devant s’organiser d’elles-mêmes en raison du lien interrompu avec la métropole, les élites criollos gagnèrent en confiance quant à leurs propres forces. La situation ouvrit la boîte de Pandore des tendances opportunistes prêtes à secouer l’hégémonie de la monarchie espagnole, voire à aller jusqu’à se saisir du pouvoir.

Car ce qu’on appelle « l’indépendance » n’a été rien d’autre qu’une prise de contrôle total de la gestion des différentes zones coloniales par l’administration coloniale et les élites criollos, en profitant des acquis de la colonisation, aux dépens des Espagnols sur place et de la monarchie espagnole.

Les provinces espagnoles en Amérique en 1800

L’indépendance n’a pas été portée par une bourgeoisie nationale qui, d’ailleurs, n’existait pas, ni par l’écrasante majorité des masses, notamment indigènes, qui se sont retrouvées asservies et marginalisées socialement par le processus de colonisation.

Pour avoir la preuve de cela, il suffit de se tourner vers la principale figure de l’indépendance sur le continent américain : Simón Bolívar (1783-1830), issu d’une des plus riches des 658 familles de grands propriétaires terriens et planteurs.

Simón Bolívar en 1812

Un excellent exemple de son statut est que, envoyé en Europe comme tous les adolescents des grandes familles, Simón Bolívar joua au ballon avec le futur roi d’Espagne Ferdinand VII. C’est significatif quand on sait que, plus tard, Simón Bolívar va appeler à une « guerre jusqu’à la mort » contre tout ce qui est espagnol !

Cette radicalité de Simón Bolívar n’exprimait rien d’autre que les intérêts des criollos, et c’est en ce sens qu’il œuvra à l’indépendance de la Bolivie (qui lui doit son nom), de la Colombie, de l’Équateur, du Panama, du Pérou et du Venezuela.

Il mit également en place la « Grande Colombie » et espérait unifier tous les pays latino-américains.

La grande Colombie

Il est très important de saisir la signification de cette tentative. Elle révèle l’absence de caractère national aux indépendances ; tant les frontières que les définitions même de la nation sont élaborées artificiellement.

Les élites criollos dominaient de manière féodale, leur vision du monde était féodale et leur conception « latino-américaine » des choses n’était que le reflet de leur espoir de réaliser un empire.

On a de la chance de disposer d’une biographie de Simón Bolívar par Karl Marx ; cela consiste en un article pour la New American Cyclopædia, une encyclopédie américaine en seize volumes, publiée de 1857 à 1866.

Cela coûta beaucoup d’efforts à Karl Marx, comme il l’expliqua à Friedrich Engels dans une lettre du 14 février 1858. Il s’y plaint d’avoir été réprimandé pour avoir dénoncé Simón Bolívar de manière agressive, et on sait comment Karl Marx pouvait être caustique quand il s’y mettait.

« Au mieux, je ne pourrai rien tirer de plus de la Tribune contre les articles que j’ai envoyés tant que l’affaire avec Appleton [qui publie la New American Cyclopædia] ne sera pas RÉGLÉE.

Mon estimation de la valeur des derniers biens qui lui ont été expédiés était très erronée.

De plus, un article assez long sur « Bolívar » a suscité des objections de la part de Dan [= Charles Anderson Dana, l’un des deux principaux responsables de la New American Cyclopædia], car, disait-il, il était écrit dans un style partisan, et il m’a demandé de citer mes autorités.

Je peux bien sûr le faire, bien que ce soit une exigence singulière.

Concernant le style partisan, il est vrai que je me suis quelque peu éloigné du ton d’une encyclopédie.

Voir le plus ignoble, le plus misérable et le plus vil des canailles décrit comme Napoléon Ier, c’était tout à fait excessif.

Bolívar est un véritable Soulouque. »

Il est ici fait référence à Faustin Soulouque (1782-1867) qui participa à la guerre d’indépendance de Haïti, pour en devenir le président à vie puis l’empereur, dans le cadre de l’instauration d’une nouvelle classe dominante.

De fait, même améliorée, la biographie de Simón Bolívar par Karl Marx pour la New American Cyclopædia est un véritable jeu de massacre.

Il faut dire que Simón Bolívar « debout dans un char triomphal tiré par douze jeunes femmes des familles les plus nobles de Caracas » ne pouvait que faire bouillir le sang de Karl Marx.

Simón Bolívar lors de la Bataille de Junín de 1824, par  Martín Tovar y Tovar en 1895

Simón Bolívar n’est nullement une grande figure libératrice, un Libertador ; c’est l’un des protagonistes du coup de force mené par les élites criollos à l’occasion de l’affaiblissement général de la monarchie espagnole en raison de l’invasion napoléonienne.

Cette dimension élitiste est tellement vraie qu’on a l’exemple de José Tomás Boves.

Celui-ci fut rejeté des indépendantistes au Venezuela car venant des couches de cowboys, devint un commandant pro-espagnol massacrant cruellement avec ses troupes surnommées les « légions infernales » et largement composées d’indigènes, de métis et de noirs anciennement esclaves.

On notera d’ailleurs que la ligne de la monarchie espagnole était celle du massacre, visant notamment les couches les plus éduquées des criollos, avec de terribles bains de sang (prisonniers écorchés vifs, forcés à danser sur du verre brisé, cousus vivants ensemble, coupés en morceaux étalés sur les murs des villes, etc.).

Et c’est là qu’on voit que Simón Bolívar, pour faire triompher sa « cause », a recruté… des milliers de vétérans européens comme mercenaires, ce qui a donné naissance à une Légion britannique (avec deux légions britanniques et une légion irlandaise).

Il faut ajouter à cela l’aide navale et l’expertise militaire fournies par le Royaume-Uni aux indépendantistes.

Il n’y a donc nulle part une révolution populaire et une mobilisation de masse. Les pays latino-américains sont parvenus à l’indépendance par en haut, avec un mouvement d’une minorité du pays formant une « élite » coupant ses liens avec la métropole espagnole.

Et cette minorité était de nature féodale, d’où sa tentative « latino-américaine » d’établir un empire, et d’où sa vision « élitiste » du monde.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)