Les dernières œuvres de Molière prolongent, une dernière fois, l’offensive anti-féodale. Elles atteignent cependant une limite : celle propre à la monarchie absolue.
Les Fourberies de Scapin défendent ainsi, encore une fois, le droit au choix de la personne avec qui on veut se marier. On trouve toutefois de présente une réflexion sur le fatalisme, dans l’esprit stoïcien. Il faudrait accepter les choses telles qu’elles sont : ici se reflète le caractère passif de la bourgeoisie dans le cadre de l’alliance avec la cour.
Scapin, personnage qui manigance et qui trompe, rappelle qu’il faut prendre pourtant les choses telles qu’elles sont :
« Scapin
Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.
Argante
Quoi ?
Scapin
Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »
Lorsqu’il fait croire à un père que son fils a été enlevé par des Ottomans, il souligne le rôle de la « destinée » :
« Géronte
Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin
Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. »
C’est très important, car ici on voit que Molière commence à glisser ouvertement sur le terrain de la culture baroque.
La raison de cela tient à la réalité de la société française. De fait, la pièce qui suit, Les Femmes savantes, reprend la ligne générale de l’offensive anti-féodale, tout en posant une question compliquée, difficile à répondre alors.
Historiquement en effet, au début de l’humanité, la femme avait davantage d’importance que l’homme car elle donnait la vie. La hiérarchie s’est imposée avec la période de l’agriculture et de la domestication, du « triomphe » patriarcal sur la nature.
Or, si la bourgeoisie et le progrès rétablissent la dignité féminine, reste la question de la maternité. En l’absence de société collectivisée, la femme est obligée de « choisir » entre une vie de famille et la science. Telle est la contradiction montrée dans la pièce Les Femmes savantes.
Dès le début, on a deux femmes opposant leurs points de vue à ce sujet :
« ARMANDE
De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?
HENRIETTE
Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,
Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,
Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous ;
Et de cette union de tendresse suivie,
Se faire les douceurs d’une innocente vie ?
Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas des appas ?
ARMANDE
Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,
Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !
Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,
Les bas amusements de ces sortes d’affaires.
À de plus hauts objets élevez vos désirs,
Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,
Et traitant de mépris les sens et la matière,
À l’esprit comme nous donnez-vous toute entière :
Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,
Que du nom de savante on honore en tous lieux,
Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,
Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,
Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs
Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs :
Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie ;
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,
Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,
Et donne à la raison l’empire souverain,
Soumettant à ses lois la partie animale
Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,
Qui doivent de la vie occuper les moments ;
Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,
Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles. »
Henriette répond alors simplement que si les femmes n’avaient pas assumé leur sexualité, il n’y aurait pas de naissance : il n’y aurait pas eu Armande, il n’y aurait pas peut-être de savant auquel elle va donner naissance…
« HENRIETTE
Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,
Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;
Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie
N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.
De grâce souffrez-moi par un peu de bonté
Des bassesses à qui vous devez la clarté ;
Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,
Quelque petit savant qui veut venir au monde. »
Cette question est, de fait, d’une grande modernité. Elle amène évidemment les femmes bourgeoises à vouloir supprimer la dimension naturelle : « on ne naît pas femme, on le devient ». La femme bourgeoise veut devenir un homme capitaliste.
Molière, portraitiste bourgeois, est confronté à cette contradiction historique, déjà au 17e siècle.