Si l’on porte son attention quant à la genèse des Fables, on peut voir qu’il y a 240 fables, réparties dans douze livres, de la manière suivante :
a) les livres I à III et les livres IV à VI ont été publiés au même moment, en deux volumes, en 1668, avec des illustrations de François Chauveau. Ce dernier était alors le plus connu des illustrateurs ; il a notamment réalisé notamment la « Carte de Tendre » très connu au XVIIe siècle.
L’œuvre est dédiée au Dauphin, le fils aîné de Louis XIV, alors âgé de six ans.
b) Les livres VII et VIII sont publiés en 1678, les livres IX, X et XI en 1679. Ils sont cette fois dédiés à Madame de Montespan, la maîtresse de Louis XIV.
c) Le livre XII, en réalité à l’époque le troisième des recueils, est publié en 1694.
Quant au principe des fables, Jean de La Fontaine ne l’a nullement inventé et ne l’a d’ailleurs jamais prétendu. La quasi totalité des fables s’appuie sur des modèles préexistants, qu’il modifie plus ou moins, tout en reconnaissant ouvertement sa dette intellectuelle.
Voici comment La Fontaine présente les Fables, dans sa dédicace à Monseigneur le Dauphin, mentionnant Ésope :
« Je chante les héros dont Ésope est le père,
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »
Voici l’avertissement au livre VII, qui fait l’éloge de l’Indien Pilpay :
« Voici un second recueil de fables que je présente au public (…).
Seulement je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage indien.
Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman.
Quelques autres m’ont fourni des sujets assez heureux. »
En fait, Pilpay n’existe pas, ce nom étant dérivé de celui de Bidpaï dans la version arabe du recueil indien appelé le Pañchatantra, dont l’auteur reste obscur, l’oeuvre ayant connue de nombreuses variations.
Et, donc, ce « Pilpay » est avec Ésope la principale inspiration de Jean de La Fontaine, chacun étant la base des deux systèmes de références dans les Fables.
Les six premiers livres s’appuient ainsi très largement sur les fables de l’antiquité grecque et romaine, avec principalement Ésope, mais également Phèdre et Babrius, avec également Avianus, Horace, Tite-Live.
Par contre, les six autres livres se fondent sur d’autres inspirations et principalement donc le Pañchatantra, un recueil indien de fables sans doute écrit autour de 300 ans avant notre ère, mais également des conteurs français et italiens, du Moyen-Âge et de la Renaissance.
Comment Jean de la Fontaine a-t-il découvert le Pañchatantra ? Il l’a fait de manière très indirecte, cette œuvre indienne étant passée en Perse, puis dans le monde arabe, avant d’être traduit en latin au XIIIe siècle par Jean de Capoue, un juif converti au catholicisme, sous le titre de Directorium humanae vitae alias parabola antiquorum sapientum (Guide de la vie humaine ou Parabole des anciens sages).
Il y eut ensuite une traduction en espagnol, sous le titre Recueil de faits et d’exemples contre les embûches et les périls du monde, suivi de deux œuvres italiennes écrits par des Florentins s’en inspirant : la Première façon des discours des animaux par le florentin Agnolo Firenzuola, qui fut traduite en français, ainsi qu’un ouvrage de morale écrit par Anton Francesco Doni.
Pierre de Larrivey traduisit alors les deux ouvrages en 1579, sous le titre de Deux livres de filosofie fabuleuse.
Jean de La Fontaine eut aussi accès, toutefois, à une autre source : la version arabe du Pañchatantra, le Kalîla wa Dimna.
Cette version connut une traduction en 1644 avec comme titre Le Livre des lumières ou la Conduite des Roi, ainsi qu’une réimpression en 1698 sous le titre de Fables de Pilpay, philosophe indien, ou La conduite des rois.
A cela s’ajoute une traduction en latin du Kalîla wa Dimna, datant de 1666, effectuée par un religieux, le père Poussine, à partir d’une version en grec. On est certain que Jean de La Fontaine a connu cette traduction, car c’est la seule où l’on retrouve quelques fables en particulier (Le Chat et le Rat, Les Deux Perroquets, le Roi, et son Fils ou La Lionne et l’Ourse).
Cependant, cette double inspiration pose un grand souci.
En effet, l’approche d’Esope n’a rien à voir avec celle du Pañchatantra, même si on sait que la tradition indienne des fables a influencé les auteurs de l’antiquité grecque – on ne sait cependant pas dans quelle mesure. C’est pourquoi Jean de La Fontaine expliquait que peut-être même ce qu’on attribue à Ésope revient à Pilpay.
Quelle est la différence ?
Chez Esope, on a un apologue : un court récit à visée argumentative, se suffisant à lui-même. C’est en quelque sorte une forme proche de la parabole dans la Bible.
Il y a une histoire, dont on tire une morale, un principe. Voici une fable d’Esope, pour donner un exemple :
La Tortue et le Lièvre
Le Lièvre considérant la Tortue qui marchait d’un pas tardif, et qui ne se traînait qu’avec peine, se mit à se moquer d’elle et de sa lenteur.
La Tortue n’entendit point raillerie, et lui dit d’un ton aigre, qu’elle le défiait, et qu’elle le vaincrait à la course, quoiqu’il se vantât fièrement de sa légèreté. Le Lièvre accepta le défi.
Ils convinrent ensemble du lieu où ils devaient courir, et du terme de leur course. Le Renard fut choisi par les deux parties pour juger ce différend.
La Tortue se mit en chemin, et le Lièvre à dormir, croyant avoir toujours du temps de reste pour atteindre la Tortue, et pour arriver au but avant elle.Mais enfin elle se rendit au but avant que le Lièvre fut éveillé. Sa nonchalance l’exposa aux railleries des autres Animaux.
Le Renard, en Juge équitable, donna le prix de la course à la Tortue.
L’histoire est plaisante et autosuffisante.
Les fables du Pañchatantra sont totalement différentes.
Le Pañchatantra, Livre d’instruction en cinq parties, n’est pas un recueil de fables, mais un enseignement expliqué à travers une histoire où de multiples fables s’enchâssent. Une histoire s’ouvre et quelqu’un raconte une fable, où quelqu’un peut alors également se lancer dans l’explication d’une fable, etc.
Tous les événements sont liés les uns aux autres, se ressemblant beaucoup par moments afin d’enseigner des vérités générales concernant la justesse, la morale, la politique que doit mener le prince, l’attitude que doit avoir l’honnête homme, la femme vertueuse.
Le système moral est sous-jacent à toutes les fables qui, par ailleurs, s’appuient sur des morales préexistantes, notamment religieuses, et tout tourne ainsi autour d’une seule même grande thématique visant à l’édification.
Le Pañchatantra ne vise pas une attitude personnelle intelligente, mais une correspondance à une sagesse préexistante, fournissant les moyens d’appréhender la réalité selon des principes moraux codifiés.
Voici une fable du Pañchatantra, où on comprend aisément que la fable est l’illustration d’une compréhension de la politique.
Tu as tort, reprit Carataca, dans une affaire aussi importante que celle-ci, nous devons marcher de concert si nous voulons réussir ; sans quoi, nous courons à notre ruine ; et si nous séparons nos intérêts, nous éprouverons le sort de l’oiseau à deux becs.
Comment cela ?
L’Oiseau à deux becs.
Dans un désert vivait un oiseau à deux becs, lequel s’étant un jour perché sur un manguier, se rassasiait de ses fruits délicieux.
Tandis qu’avec un de ses becs ii les cueillait et les avalait, l’autre bec, jaloux, se plaignit à lui de ce qu’il ne cessait pas de manger, et ne lui laissait pas le temps de cueillir aussi des fruits et de les avaler à son tour.
Le bec qui travaillait dit à celui qui était oisif : Pourquoi te plains-tu ? et qu’importe que ce soit toi ou moi qui avalions les fruits, puisque nous n’avons tous les deux qu’un même estomac et qu’un même ventre ?
Le bec oisif, outré de dépit de ce que l’autre bec, qui ne cessait de manger, ne voulait pas lui donner le temps d’avaler des fruits à son tour, résolut de se venger aussitôt de ce refus.
Il crut ne pouvoir mieux y réussir qu’en avalant un grain de l’arbrisseau yteja, poison des plus subtils qui se trouvait à sa portée. Il l’avala et l’oiseau mourut à l’instant.
Ce fut la désunion des deux becs qui causa leur ruine : par-tout où règne la division on n’a que des maux à attendre.
D’ailleurs ne connais-tu pas cet ancien proverbe : « On ne doit jamais aller seul en voyage, ni se présenter sans soutien devant les rois » ?
Veux-tu de nouveaux exemples qui te montrent les avantages qu’on trouve à se soutenir mutuellement et à se rendre des services réciproques dans les différentes circonstances de la vie ?
Comment La Fontaine combine-t-il alors les deux approches, celle d’Esope et celle du Pañchatantra ? Il faut pour cela saisir sa vision du monde, celle des moralistes.