Les monarchomaques et l’esprit de la Gaule franque

Au XVIe siècle, tout un courant de pensée se développe sur la base du protestantisme (mais la dépassant largement) développant une conception politique qui sera, par la suite, qualifiée de monarchomaque, c’est-à-dire d’opposant à la monarchie.

Cette irruption d’une démarche politique était inévitable, pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait l’affrontement entre le pouvoir royal et l’aristocratie, avec en arrière-plan la tendance à la formation de la monarchie absolue, pour centraliser et moderniser le pays.

Ensuite, il y a la situation particulière des protestants, minoritaires en France et confrontés à un catholicisme ultra tentant de maintenir un contrôle complet sur l’administration royale et sa gestion du pays.

En bleu, la zone luthérienne. En violet, la zone calviniste, où la noblesse soutenait le mouvement. En mauve, la zone de conflits ouverts entre noblesses calviniste et catholique.

Le problème est que ce cas de figure n’a jamais été théorisé de leur part : en Bohême, les guerres hussites avaient montré que la naissance de deux camps était inévitable, qu’il fallait donc tenter de triompher militairement. L’Allemagne formait dans ce cadre un bon exemple, avec Martin Luther, puisque un chemin a été trouvé, même au prix de la liquidation d’une certaine radicalité religieuse.

En France, la victoire militaire était toutefois impossible, les protestants ne représentant qu’environ 10% de la population. Jean Calvin, le grand dirigeant du protestantisme français, décida alors de temporiser. Il fallait accepter l’hégémonie catholique, en attendant que la situation se débloque.

Jean Calvin

Il s’agissait d’être légitimiste, dans la mesure toutefois où le protestantisme pouvait se maintenir comme courant religieux, avec l’idée d’être hégémonique soi-même par la suite.

Un synode de toutes les Églises réformées, tenu à Paris dans les derniers jours du mois de mai 1559, dressa ainsi par exemple une confession de foi en quarante articles, dont les deux derniers sont ainsi conçus :

« Article. 39. Nous croyons que Dieu veut que le monde soit gouverné par lois et polices, afin qu’il y ait quelques brides pour réprimer les appétits désordonnés du monde : et ainsi, qu’il a établi les royaumes, républiques et toutes autres sortes de principautés, soient héréditaires ou autrement, et tout ce qui appartient à l’état de justice, et en veut être reconnu auteur.

A cette cause, a mis le glaive en la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.

Il faut donc à cause de lui que non seulement on endure que les supérieurs dominent, mais aussi qu’on les honore et prise en toute révérence, les tenant pour ses lieutenants et officiers qu’il a commis pour exercer une charge légitime et sainte.

Article 40. Nous tenons donc qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer tributs, impôts et autres devoirs, et porter le joug de subjection d’une bonne et franche volonté , encore qu’ils fussent infidèles, moyennant que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier.

Par ainsi, nous détestons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre communauté et confusion de biens et renverser l’ordre de justice. »

Tout cela était fort logique, mais un événement précipita les choses et donna naissance au courant monarchomaque. La Saint-Barthélemy consista en une opération de liquidation de toutes les élites protestantes, afin de décapiter le protestantisme et de procéder à son démantèlement.

Le roi Charles IX assumait ses responsabilités dans l’opération, Catherine de Médicis étant à la source de celle-ci avec sa propre faction qu’on peut qualifier d’italienne, ainsi qu’au moins une partie significative de la faction royale, elle-même étroitement liée à la faction catholique. 

Dans un tel cadre, la passivité légitimiste n’était plus possible : il fallait trouver une option politico-militaire et la littérature monarchomaque consiste en cela.

L’un des principaux auteurs de ce courant fut François Hotman (1524-1590), grande figure du droit au XVIe siècle.

François Hotman

François Hotman avait été appelé par le roi de Navarre, le futur Henri IV, pour mener les discussions avec les princes allemands, au nom du roi Charles IX, en apparence du moins, car le réel plan était de connaître les possibles soutiens allemands aux huguenots, les protestants français, en cas de guerre civile.

Celle-ci commença peu après et quelques mois après, à la mi-1562, François Hotman rejoignit Orléans, ville occupée par le prince de Condé, pour ensuite occuper différents postes de professeur de droit, notamment à Valence et surtout à Bourges, dans une France à la paix précaire.

Il dut ainsi fuir Bourges en raison d’une émeute contre lui, pour aller à Paris se rapprocher de la cour, avant de revenir à Orléans, bastion protestant, puis Sancerre, également un bastion protestant.

François Hotman partit alors à Genève et Bâle, pour une longue période où le roi de Navarre lui confia encore une mission, celle d’être le représentant des huguenots pour les négociations avec les cantons suisses.

On a donc ici un personnage clef, qui justement en 1573, quelques mois après la Saint-Barthélemy à laquelle il échappa, traumatisé, publia à Genève la Francogallia, qui rassemblait en quelque sorte l’ensemble des thèses politiques protestantes.

La Francogallia de François Hotman.

Le titre exact était Franco Gallia seu Tractatus isogogicus de regimine regum Gallie et de jure successionis, puis dans une version corrigée et publiée en 1574 à Cologne Franco Gallia Libellus statum veteris reipublicae Galliae deinde a Francis Occupatae describens.

Pour comprendre l’approche de l’auteur, citons quelques uns de ses propos :

« Il fut un temps aussi où, vers notre Gaule franque, les jeunes gens studieux accouraient de toutes les contrées de la terre et s’empressaient vers nos Académies, comme vers le centre bien approvisionné de tous les arts libéraux : maintenant ils se détournent d’elle avec horreur, comme d’une mer infestée par les pirates, comme d’une contrée où règne une monstrueuse barbarie.

Ce souvenir me brise le cœur. Depuis douze ans, l’incendie de la guerre civile désole et ravage notre patrie infortunée ; mais ma douleur est d’autant plus amère quand je vois que beaucoup de mes concitoyens sont spectateurs oisifs devant cet incendie, comme autrefois Néron devant Rome en flammes ; qu’il en est d’autres qui, par leurs paroles et par leurs livres, attisent les flammes, et que, pour les éteindre, presque personne n’accourt.

Je n’ignore pas combien ma condition est modeste, humble même. Mais personne, que je sache, ne répudie le zèle de celui qui, dans un incendie, apporte son petit seau d’eau.

J’espère aussi que personne, parmi les vrais amis de la patrie, ne méprisera mon humble secours dans cette recherche des remèdes à nos communs malheurs. »

Ce qu’explique ici François Hotman, c’est qu’il y a un besoin de perspective et lui pense l’avoir trouvé : la monarchie serait d’origine franque et c’est dans les traditions des Francs qu’il faut puiser pour reconstituer l’esprit correct de la monarchie, afin de la rétablir sur sa base correcte et d’ainsi dépasser tous les problèmes.

Voici comment la chose est formulée, dans une lettre écrite par François Hotman à l’électeur palatin en septembre 1573 :

« En ces derniers temps, ne pouvant écarter de mon esprit le souvenir de tant d’horreurs, j’ai lu les anciens historiens de notre France et j’ai décrit d’après leur témoignage la constitution qui a gouverné notre Etat plus de mille ans.

On ne saurait dire combien la sagesse de nos pères éclate dans cette constitution, et il n’est pas douteux, pour moi, que là doit se trouver le plus sûr remède de tant de maux (…).

Et de même que, pour guérir les lésions du corps humain, il faut d’abord rétablir chaque membre en son lien et place , de même les blessures de la république ne pourront être guéries que quand elle sera rétablie, avec l’aide de Dieu, dans son ancien état. »

L’ouvrage fait moins de 200 pages, avec 150 pages environ de citations d’historiens et de chroniqueurs, François Hotman se considérant comme un « simple compilateur » de l’histoire de la Gaule franque, c’est-à-dire des débuts de la royauté en France.

On y retrouve en vingt chapitres : les quatre premiers traitent des origines du royaume de France, puis sont ensuite abordés des points essentiels, comme les règles de la transmission et la loi salique, faisant que seuls des hommes peuvent diriger (ce qui visait directement Catherine de Médicis dont le rôle était central dans les affaires royales alors).

Ensuite, on trouve notamment le rôle du Concilium Publicum qui est le conseil général des « estats » de la France, regroupant les trois ordres.

En clair, François Hotman souligne que le Roi était initialement élu par ses pairs, avec le soutien de l’ensemble du peuple ; l’hérédité royale ne s’est construite que progressivement, avec l’accord tacite de respecter le cadre général où le Roi n’est jamais qu’un primus inter pares, le premier parmi les pairs, c’est-à-dire l’aristocrate dominant mais au même rang que les autres aristocrates.

François Hotman souligne également que Pépin le Bref a donc été élu par l’aristocratie et pas par le Pape, et lorsqu’il parle ensuite des Capétiens, des pairs de France, il tente de maintenir la valeur de cette orientation historique : la fonction de roi et sa transmission relève de l’usage, pas de la loi en tant que tel.

C’est-à-dire que, pour François Hotman, le Roi est un paterfamilias, l’équivalent du tuteur pour le pupille, le curateur pour l’incapable, le général pour l’armée, le pilote pour le navire. Si l’on peut changer l’un, l’autre reste toujours le point de départ et pour cette raison le peuple est souverain, il nomme le Roi en créant son poste, par le jus creandi, tout comme il peut le déposer, par le jus abdicandi.

François Hotman formule cela ainsi :

« L’autorité de la nation n’était pas seulement grande pour établir et retenir les rois ainsi aussi pour les déposer (…).

Cela, aux temps présents, cela semble être un avertissement pour l’avenir que ceux qui étaient appelés à la couronne de France étaient élus sous certaines lois et conditions qui leur étaient limitées, et non poins comme tyrans avec une puissance absolue excessive et infinie.

Le peuple donc, en l’assemblée des Etats, avait toute puissance en l’élection qu’en la déposition des rois. »

Ce qui est très intéressant, c’est que de manière relativement idéaliste, François Hotman raconte que les Gaulois ont effectivement été soumis par les Romains, mais que les Francs sont intervenus et que, finalement, leurs traditions sont largement présentes en France. 

C’est une manière, bien sûr, d’appeler à se détourner de Rome et du Pape, de la Renaissance, pour se tourner vers l’humanisme et le protestantisme se développant alors dans les pays allemands et tchèques. C’est une tentative de modifier le choix stratégique fait par François Ier de se tourner vers l’Italie.

L’idéalisation des Francs est une manière de rejeter l’Italie de son époque. On lit ainsi dans la Francogallia :

« Acceptons cet augure, ceux-là sont véritablement les Francs [le terme étant lié au terme « liberté » historiquement], qui, après avoir renversé la tyrannie, ont su conserver leur liberté, même sous l’autorité royale ; ceux-là seuls sont dignes du vil nom d’esclaves, qui se soumettent à la violence des tyrans, aux brigands et aux bourreaux, comme des troupeaux aux bouchers.

Aussi les Francs ont toujours eu des rois, même lorsqu’ils déclaraient prendre en main la cause de la liberté, et en établissant des rois, ils ne se donnaient ni des tyrans, ni des bourreaux, mais des chefs, des gardiens et des défenseurs. »

La monarchie française, issue des Francs, aurait donc la même base et François Hotman peut affirmer en ce sens que :

« Le pouvoir suprême n’était pas attribué à tel ou tel homme, à Pépin, à Charles ou à Louis, mais à la majesté royale, dont le véritable et unique siège était l’Assemblée générale de la nation. »

De ce fait, la guerre civile devient alors tout à fait justifiée dand certains cas :

« Toutes séditions sont fâcheuses ; cependant, il en est de justes et presque nécessaires, par exemple lorsque le peuple, opprimé par un tyran féroce, cherche son salut dans l’assemblée nationale régulièrement convoquée. »

Le courant monarchomaque oppose à la toute-puissance royale une assemblée nationale à laquelle le Roi serait obligé de se subordonner, cherchant à modifier l’option italienne choisie par François Ier et qui s’est notamment concrétisée par une importante influence italienne en France.

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