Les réseaux gaullistes et le capitalisme financier en 1958

De Gaulle ne représentait ni le capitalisme bureaucratique en Algérie, ni les grands propriétaires terriens maintenant une situation semi-féodale. Il représentait le capitalisme financier.

Lors de la défaite de 1940, la bourgeoisie française a accepté la collaboration, suivant le mot d’ordre « plutôt Hitler que le Front populaire ». Elle passa alors sous la coup de la bourgeoisie industrielle.

Cependant, pour une petite fraction de la bourgeoisie, la capitulation était impossible, car aboutissant nécessairement à l’effacement des banques du pays et à l’effondrement à moyen terme de l’empire français, et donc d’une perspective d’exportation des capitaux.

La fraction la plus agressive de la bourgeoisie française, la plus réactionnaire, la haute finance avec des ramifications industrielles, s’opposa ainsi à l’Allemagne, autour du général de Gaulle. Les courants réactionnaires opportunistes formèrent quant à eux le bloc autour du maréchal Pétain, bloc représentant une bourgeoisie industrielle avec des ramifications financières cherchant à se placer dans le « nouvel ordre européen » des nazis, bloc allié à la réaction dans les campagnes.

De Gaulle ne s’opposa pour cette raison pas qu’à l’Allemagne nazie, il rentra également en conflit avec les impérialismes américain et britannique. Dans ses mémoires, Alain Peyrefitte raconte de la manière suivante comment de Gaulle justifia son refus en 1964 de participer à la commémoration du débarquement des forces alliées :

« Eh bien, non ! Ma décision est prise ! La France a été traitée comme un paillasson ! Churchill m’a convoqué d’Alger à Londres, le 4 juin, il m’a fait venir dans un train où il avait établi son quartier général, comme un châtelain sonne son maître d’hôtel. Et il m’a annoncé le débarquement, sans qu’aucune unité française ait été prévue pour y participer. Nous nous sommes affrontés rudement.

Je lui ai reproché de se mettre aux ordres de Roosevelt, au lieu de lui imposer une volonté européenne.

Il m’a crié de toute la force de ses poumons : « De Gaulle, dites-vous bien que quand j’aurai à choisir entre vous et Roosevelt, je préférerai toujours Roosevelt ! Quand nous aurons à choisir entre les Français et les Américains, nous préférerons toujours les Américains ! Quand nous aurons à choisir entre le continent et le grand large, nous choisirons toujours le grand large ! »

Le débarquement du 6 juin, ç’a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne !

Ils avaient préparé leur AMGOT qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis.

C’est exactement ce qui se serait passé si je n’avais pas imposé, oui imposé, mes commissaires de la République, mes préfets, mes sous-préfets, mes comités de libération !

Et vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! Je veux bien que les choses se passent gracieusement, mais ma place n’est pas là ! »

De Gaulle, pour cette raison, dut batailler contre le général Henri Giraud, commandant de l’armée d’Afrique à partir de 1942 et homme des Américains. Il s’opposa à la présence des troupes américaines en France après 1945, à l’intégration de la France dans l’OTAN. Il fut toutefois rapidement balayé, perdant dès 1946 sa place de dirigeant.

Son parti fondé en 1947, le Rassemblement du peuple français, parvint à rassembler un demi-million de personnes et à se placer numériquement juste derrière le Parti Communiste Français, mais échoua toutefois à se présenter comme un mouvement « au-dessus » des partis. Il fut rapidement marginalisé et de Gaulle l’abandonna dès 1953, quittant la vie publique.

Les réseaux gaullistes restèrent toutefois en action. Il étaient de deux types.

Il y avait déjà le service d’ordre du Rassemblement du peuple français, adepte du coup de force contre les communistes. On est ici dans une démarche paramilitaire, voire militaire, mais avec une conception du même type que les services secrets, suivant le principe du « coup de main ».

Les soutiens financiers venaient de monopoles, tels Rhône-Poulenc, Esso-Standard, le Crédit Lyonnais, Simca, Dassault, etc. Marseille était le bastion du mouvement, en liaison avec la pègre.

Il y avait ensuite les réseaux au sens strict, à travers des hommes comme Jacques Foccart – aux Antilles et en Guyane au départ, mais qui sera après 1958 « monsieur Françafrique » – qui tissaient des liens, formaient des structures partisanes, mais fonctionnant à l’arrière-plan seulement, avec des couvertures.

Jacques Foccart

Jacques Foccart mit notamment en placela SAFIEX (Société anonyme française d’importation et d’exportation), permettent le financement et la couverture de ce qu’on doit considérer comme des agents des réseaux gaullistes. La quête d’influence visait principalement les services secrets, mais également l’armée.

On avait également le réseau formé par Claude Dumont et Jacques Soustelle, qui avaient constitué en mars 1956 l’Union pour le salut et renouveau de l’Algérie française.

Le mouvement, qui poussait à en appeler à de Gaulle, devint en 1958 l’Union pour le Renouveau Français et rejoignit immédiatement le Comité de Coordination des Mouvements Gaullistes.

Voici les propos, à Alger le 17 mai 1958, de Jacques Soustelle, qui fut notamment ministre des Colonies en 1945-1946 sous de Gaulle et Gouverneur général de l’Algérie en 1955-1956 :

«  Algériennes, Algériens, mes Amis.

Me voici parmi vous, je veux d’abord rendre hommage à notre magnifique Armée d’Algérie, hommage à ses chefs, au général Salan qui a su maintenir l’unité, au général Massu et à tous les autres chefs de cette armée les mêmes à qui j’avais promis, quand je vous ai quittés le 2 février 1956 de consacrer toutes mes forces au salut de l’Algérie.

C’est ce que je me suis efforcé de faire durant deux ans et quatre mois.
Mais depuis quelque temps, j’étais soumis à une incessante surveillance et ne pouvais plus accomplir mon devoir.

C’est pourquoi j’ai décidé de choisir tout à la fois la liberté et la Patrie et que, maintenant, je viens me mettre à la disposition de l’Algérie Française qui vient de donner un exemple si émouvant d’attachement à la Mère Patrie et cela surtout par la voix de nos frères Musulmans qui furent des tout premiers.

Nous nous efforcerons de la servir pour refaire l’unité nationale des deux côtés de la Méditerranée.

Vive la République,
Vive l’Algérie Française,
Vive la France,
Vive de Gaulle. »

Ce fut également le gaulliste Lucien Neuwirth qui devint porte-parole du Comité de salut public et directeur de la radiodiffusion-télévision française en Algérie (Radio Alger) après le coup d’État du 13 mai 1958.

A cela s’ajoutait la mouvance des députés gaullistes, regroupés en « Union des républicains d’action sociale » en 1955-1956 et en « Républicains sociaux » de 1956 à 1958. Ici encore c’était plus un réseau qu’un mouvement, avec beaucoup de nuances et de divisions, faisant que les députés gaullistes passèrent d’ailleurs de 120 en 1951 à une vingtaine en 1956.

Enfin, il faut prendre en compte la participation gaulliste au Comité d’Action des Associations Nationales d’Anciens Combattants. Le 13 mai 1958, jour du coup d’État, il y eut une petite manifestation de leur part à Paris, qui fut aisément brisée par la police, avec quelques légers incidents aboutissant toutefois, dans la foulée, à l’interdiction le 15 mai de différents petits mouvements d’extrême-droite.

C’était bien léger, et cependant, tout cela fit suffisamment puissant pour former une faction au sein de l’État et de la société française. Le 19 mai, une rassemblement de 20 000 personnes pro-de Gaulle se tint notamment place de l’Étoile à Paris, partant vers l’assemblée nationale, enfonçant les grilles de l’Élysée, avec des commandos à motos attaquant les ministères.

Et surtout, il y eut l’opération de prise de contrôle de la Corse, opération qui scella le coup d’État militaire n’ayant pas triomphé jusque-là.

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