Cette limitation historique du calvinisme en France qui s’exprime dans Les Tragiques se lit également dans la forme du recueil. L’œuvre est divisée en sept parties, appelées livres, avec chacune un titre : Misères, Princes, La chambre dorée, Les feux, Les fers, Vengeances, Jugement.
On peut y voir, dans sa structure, un parallèle avec les sept sceaux de l’Apocalypse de Jean ; on retrouve, pareillement, des descriptions de choses monstrueuses, avant que les justes soient sauvés.
Misères décrit la terrible situation d’alors, alors que Théodore Agrippa d’Aubigné se présente comme un nouveau Hannibal partant en guerre contre Rome.
Cela va naturellement de pair avec une obsession, propre aux monarchomaques : la dénonciation de Catherine de Médicis, considérée comme à l’origine de tous les maux, avec son activité d’empoisonneuse et de semeuses de troubles, elle qui est à l’origine du massacre de la Saint-Barthélémy.
Il y a ici une lecture bien trop unilatérale, témoignant d’un irrationnalisme qui coûta la victoire à la direction calviniste :
« En vain, Reine, tu as rempli une boutique
Des drogues du métier, et, ménage magique,
En vain fais-tu amas dans les tais des défunts
De poix noire, de camphre à faire tes parfums;Tu y brûles en vain cyprès et mandragore,
La ciguë, la rue et le blanc hellébore,
La teste d’un chat roux, d’un céraste la peau,
De la chauve-souris le sang, et de la louveLe lait chaudement pris sur le point qu’elle trouve
Sa tanière volée et son fruit emporté :Le nombril frais-coupé à l’enfant avorté,
Le coeur d’un viel crapaud, le foie d’un dipsade,
Les yeux d’un basilic, la dent d’un chien malade
Et la bave qu’il rend en contemplant les flots;La queue du poisson Ancre des matelots,
Contre lequel en vain vent et voile s’essaye;Le vierge parchemin, le palais de fressaye [l’effraie, une chouette].
Tant d’étranges moyens tu recherches en vain,
Tu en as de plus prompts en ta fatale main :Car, quand dans un corps mort un démon tu ingères,
Tu le vas menaçant d’un fouet de vipères »
Voici un autre passage, où Théodore Agrippa d’Aubigné décrit les punitions qu’ont connu ceux qui se sont mal comportés.
On est ici en plein mysticisme digne justement du catholicisme pourtant combattu et Théodore Agrippa d’Aubigné pensait même qu’on connaîtrait la fin des temps à court terme.
« Paul, pape incestueux, premier inquisiteur,
S’est vu mangé des vers, salle persécuteur.
Philippe, incestueux et meurtrier, cette peste
T’en veut, puis qu’elle en veut au parricide inceste.
Néron, tu mis en poudre et en cendre et en sang
Le vénérable front et la gloire et le flanc
De ton vieux précepteur, ta patrie et ta mère,
Trois que ton destin fit avorter en vipère,
Chasser le docte esprit par qui tu fus savant,
Mettre en cendre ta ville, et puis la cendre au vent;
Arracher la matrice à qui tu dois la vie.
Tu devais à ces trois la vie aux trois ravie,
Miroûer de cruauté, duquel l’infâme nom
Retentira cruel, quand on dira Néron. »
Le second livre, Princes, dénonce Charles IX et Henri II (avec ses « mignons ») ainsi que les magistrats dans La chambre dorée, qui désigne en fait la grande chambre du Parlement de Paris, au Palais de Justice.
Voici un extrait de ce troisième livre du recueil :
« Encor fallut-il voir cette Chambre Dorée
De justice jadis, d’or maintenant parée
Par dons, non par raison : là se voit décider
La force et non le droit; là voit-on présider
Sur un trône élevé l’Injustice impudente.Son parement était d’écarlate sanglante
Qui goutte sans repos; elle n’a plus aux yeux
Le bandeau des anciens, mais l’éclat furieux
Des regards fourvoyants; inconstamment se vire
En peine sur le bon, en loyer sur le pire;Sa balance aux poids d’or trébuche faussement ;
Près d’elle sont assis au lit de jugement
Ceux qui peuvent monter par marchandise impure,
Qui peuvent commencer par notable parjure,
Qui d’âme et de salut ont quitté le souci. »
On trouve ensuite Les feux et Les fers, racontant comment les protestants furent brûlés, massacrés, mais triomphent dans les cieux ; voici un passage où Théodore Agrippa d’Aubigné mentionne le martyr de Jan Hus, à l’origine du hussitisme qui se prolongea en le taborisme, marquant l’émergence du protestantisme :
« Âmes dessous l’autel victimes des idoles,
Je prête à vos courroux le fiel de mes paroles,
En attendant le jour que l’ange délivrant
Vous aille les portaux du paradis ouvrant.
De qui puis-je choisir l’exemple et le courage ?Tous courages de Dieu, j’honorerai votre âge,
Vieillard de qui le poil a donné lustre au sang,
Et de qui le sang fut décoré du poil blanc :Hus, Jérôme de Prague, images bien connues
Des témoins que Sodome a traînés par les rues
Couronnées de papier, de gloire couronnés.Par le siège qui a d’or mitrés et ornés
Ceux qui n’étaient pasteurs qu’en papier et en titres,
Et aux évêques d’or, fait de papier les mitres. »
L’œuvre se concluant par le livre militant Vengeances, où les méchants sont frappés par le courroux divin et enfin Jugement, racontant le rétablissement de la justice à la fin des temps.
Il s’agit d’un appel à « l’Eternel » à faire descendre ses « hauts cieux » :
« Dieu veut que son image en nos cœurs soit empreinte
Être craint par amour et non aimé par crainte ;
Il hait la pâle peur d’esclaves fugitifs,
Il aime ses enfants amoureux et craintifs. »
C’est, on le comprend, la clef de l’œuvre. Théodore Agrippa d’Aubigné appelle à croire en la victoire coûte que coûte ; il s’imagine représenter une victoire possible au-delà d’une défaite temporaire, alors qu’en réalité il exprime un effondrement général.