L’Éthique commence ainsi par une série de définitions au sujet de Dieu, qui permettent de développer par la suite le raisonnement matérialiste. C’est là le paradoxe, le tour de force de Spinoza. Son athéisme ne consiste pas en une simple négation des religions, mais en l’expression d’une vision du monde qui atteint le niveau de complexité des religions, tout en les rejetant.
Spinoza avait compris, c’est là le cœur de sa nature matérialiste, que les religions avaient exprimé le besoin d’une compréhension de l’univers. Il préfigure ainsi Feuerbach et Marx. Tant qu’une explication matérialiste du monde – comme celle d’Épicure, de Lucrèce, par exemple – avait un niveau inférieur de complexité, elle ne pouvait surmonter les religions.
Spinoza est celui qui a décidé d’assumer la tâche d’élever le niveau du matérialisme. Comment procède-t-il?
Il constate déjà que ne peut être cause de soi-même que ce qui dépend de soi-même. Spinoza, en effet, ne connaît pas le principe de la loi de la contradiction de la matière et raisonne pour cette raison en termes de cause-conséquence.
Si une chose existe, cette existence a une cause. L’existence de cette cause a elle-même une cause, et le processus est infini si on ne l’arrête pas en théorisant une chose qui est sa propre cause, formant ainsi la cause première.
Ce qu’on appelle Dieu historiquement dans les sciences n’est rien d’autre, initialement, que le besoin scientifique d’une cause des causes, et de causes infinies. Spinoza le souligne bien : l’infinité du pouvoir divin implique une réalité infinie.
Il dit ainsi, contrairement aux religions qui font qu’un Dieu infini a créé un monde fini :
« De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »
La définition de Dieu est alors produite par une sorte de tour de passe-passe intellectuel. Si une chose n’existe qu’en étant sa propre cause, c’est qu’elle devait forcément exister, puisqu’elle existe.
Qui plus est, par cette raison même, elle doit d’ailleurs exister autant demain qu’elle devait exister hier. Étant sa propre cause, cette chose doit par définition toujours l’être, sans quoi elle ne pouvait pas exister sans autre cause (et comme elle est sa propre cause, ce n’est pas possible).
Cette chose qui est sa propre cause, on aura compris que Spinoza va l’appeler « Dieu » ou encore « substance ». La substance existe de manière éternelle, car elle est sa propre origine et que si elle n’existait pas, elle devrait être produite par autre chose, mais à ce moment-là elle ne serait plus sa propre cause.
Comme la chose n’apparaît qu’en raison de sa cause, si elle existe, alors elle a toujours existé, car sans elle-même à la base, elle n’existerait pas.
Cela n’a l’air de rien, mais on retrouve déjà la méthode propre à Spinoza : la définition par la négative. Voici un passage significatif, où l’on voit tout à fait comment Spinoza reprend le principe de cause et de conséquence, théorisé par Aristote, le poussant jusqu’au bout:
« Pour toute chose il doit y avoir une cause, ou raison assignable, pourquoi elle existe ou pourquoi elle n’existe pas.
Par exemple, si un triangle existe, il doit y avoir une raison ou cause pourquoi il existe; s’il n’existe pas, il doit aussi y avoir une raison ou cause qui empêche qu’il n’existe ou ôte son existence.
Cette raison ou cause d’ailleurs doit être contenue ou bien dans la nature de la chose ou bien hors d’elle. »
Chez Spinoza, ce qui existe a une nature en soi, à quoi s’ajoute une origine, une cause. En soi, ce n’est pas encore très original, puisqu’on a d’un côté la forme donnée de l’extérieur, de l’autre la matière sur laquelle est appliquée le moule, la mise en forme.
Ce n’est donc pas à ce niveau que Spinoza opère de changement. Il le fait au niveau de Dieu lui-même. Car du moment que chaque chose existe ou n’existe pas pour une raison précise, alors le fait que Dieu existe obéit lui-même à cette loi.
La seule chose qui pourrait empêcher Dieu d’exister, c’est soit lui-même, mais vouloir se supprimer n’a aucun sens, soit un autre Dieu, mais si ce second Dieu supprimait le premier, il prendrait simplement sa place…
Maintenant, regardons ce que dit Spinoza au sujet de Dieu:
« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cela n’a l’air de rien en apparence, mais Spinoza opère ici un déplacement. Ce qui caractérise de manière principale la notion de Dieu dans les religions, c’est son éternité. La création du monde exige un début et ce début ne peut que provenir d’une chose préexistante. Si l’on ne veut pas chercher une chose préexistante à l’infini, alors on a besoin du concept de Dieu.
Or, comme on le sait, le matérialisme rejette la création du monde (et ses avatars, tel le « big bang », etc.), considérant l’univers comme éternel. C’est là que Spinoza opère son déplacement : plutôt que batailler sur l’éternité (comme le firent Aristote, Avicenne, Averroès, les trois précurseurs majeurs de Spinoza), il le fait sur l’espace.
Dieu existant à travers le temps plus que dans le temps, de par son caractère éternel, il est difficile d’en parler, ou plus exactement impossible puisqu’alors on fait face à une unité complète, totale, Dieu ne changeant jamais. Le Dieu qui est un – la religion juive a au cœur de son identité le mot d’ordre Adonai erad, le Seigneur est un – ne saurait être un sujet de conversation ou de réflexion.
Cependant, si on déplace la question et qu’on se tourne vers l’espace, alors Dieu qui est tout devient le lieu des possibles, ou plus exactement des nécessaires.
Spinoza insiste, de fait, résolument sur ce point :
« Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites. »
Dieu étant un, ce qu’il fait est unique et partant de là sa réalisation est elle-même unique. Mais que découle-t-il alors du déplacement opéré par Spinoza?
Si Dieu, qui peut tout, a fait le monde d’une manière et d’une seule possible, alors Dieu ne peut pas tout, c’est-à-dire faire le monde par exemple autrement. Il y a ici une contradiction, dont la seule solution possible est alors que Dieu consiste en l’univers lui-même, qui existe de la manière dont il existe et ne pouvait le faire autrement, puisqu’il est le seul univers qui existe, et donc possible.