L’existence d’Avicenne dans le cadre de l’élan de l’islam chi’ite et de l’approfondissement du féodalisme oriental

Ibn Sina (980-1037), connu en Europe sous le nom d’Avicenne, a été médecin, philosophe, astronome, physicien, poète, juriste, mathématicien. Ses études médicales, rassemblées dans un « canon », ont eu un impact énorme en Europe par la suite, notamment dans l’optique.

Mais il est surtout le grand philosophe de la culture arabo-islamique. Il faudrait ajouter ici le terme persan, car cela se déroule dans la période où l’empire conquis par les musulmans est divisé en différentes entités, alors qu’il y a une influence persane décisive sur le plan de l’administration et une présence turque toujours plus massive et influente.

Avicenne dans une miniature persane

L’islam est ainsi marqué par un très important factionnalisme, où les conceptions chi’ites à base persane se développent afin de proposer une direction politique qui porte en soi une dimension religieuse, propice à une démarche « impériale » justifiée par la religion, en remplacement du principe arabe d’un calife simple militaire adjoint à l’appareil religieux.

Le contexte de cette époque est ainsi celui de l’effondrement de l’Islam comme Empire arabe, ou plutôt donc arabo-persan, au sens strict et de son appareil. À mieux parler, celui-ci est investi par des forces militaires jusque-là périphériques, qui le poussent à développer de manière plus approfondie ses caractéristiques féodales.

Les conquêtes musulmanes (en bordeaux 622-632, en ocre orangé 632-661,
en beige 661-750 avec à l’ouest Lisbonne et à l’est Kaboul)

Deux mouvements vont marquer cette évolution qualitative, l’un concernant l’Occident du monde arabe, le Maghreb, porté par les Amazighs islamisés, et l’autre son Orient, porté par les Persans, puis par les Turcs seldjoukides, eux-mêmes fortement marqué par l’islam persan.

Les deux mouvements suivent une symétrie remarquable. Notamment par leur détermination à écraser l’islam juridico-urbain sunnite maintenu par les forces militaires arabes, désormais incapables de faire le poids face aux masses nationales non arabes et islamisées et à l’aristocratie militaire qui s’appuie sur elles.

C’est ce qui explique cette nouvelle vague de dissidence religieuse chi’ite au Xe siècle, qui va servir de fer de lance idéologique pour investir l’Empire arabo-persan tel que mis en place jusque-là et lui donner une forme féodale plus marquée, en mesure de gagner l’appui des masses.

En Afrique du Nord, ce mouvement prendra donc la forme des Fatimides, qui établissent au Caire un Califat dissident (969-1171) avec un tout appareil de propagande culturelle et politique de très grande envergure visant à écraser le Califat sunnite de Bagdad, occupé à la même époque par les Buyides persans chi’ites eux aussi.

Source wikipédia

C’est dans ce cadre par exemple qu’est fondée une nouvelle Dar al-Hikma, une Maison de la Sagesse, sur le modèle antérieur de celle de Bagdad, avec la même prétention à l’Empire universel, ajusté cette fois sur la ville du Caire et sur la doctrine chi’ite.

Ce sont donc véritablement les Fatimides qui élancent le chi’isme au plan culturel comme réforme impériale de l’islam, intégrant d’ailleurs dans leur appareil administratif et militaire des Juifs et des chrétiens. Leur propagande gagne aussi la Syrie et une partie de l’Iran, avec le développement des courants ismaéliens et Druzes qui en sont les échos.

Toute la doctrine mise en forme se résume en fait à un néo-platonisme mystique universaliste mettant en avant l’aristocratie militaire comme une chevalerie supérieure au service de l’Humanité, tout entière appelée à l’Islam.

En l’état du niveau de développement culturel atteint, cette dimension chevaleresque de l’Islam comme portée par une élite supérieure au service du peuple et reliée à Dieu de manière initiatique, secrète et graduelle, suffit largement à gagner l’adhésion et la fidélité de pans entiers des masses.

Mais dans les villes, le niveau de coopération atteint, la complexité relativement plus grande des rapports sociaux et le savoir accumulé permettait de poser de manière plus approfondie la question de l’idéologie. Un espace existait pour se tourner vers Aristote, son pré-matérialisme avec sa métaphysique.

Médecin préparant une potion, Illustration d’un manuscrit (daté de 1224, peut-être de Bagdad) traduction en arabe du De Materia Medica du Grec Dioscoride (vers 40-90 de notre ère)

Fondamentalement, le problème est le suivant : le féodalisme a besoin d’une idéologie chevaleresque de service pour se relancer et s’approfondir, ce qui va dans le sens d’une relecture du platonisme classique dans le cadre d’un mysticisme religieux allant à l’abstraction idéologique. Cela s’exprimera par le chi’isme relancé de cette époque.

Mais en même temps cet son élan et son élargissement ouvrent un espace pour s’ajuster au réel et donc affirmer la science et l’appartenance totale de l’Humanité au Cosmos et à son mouvement harmonieux et dialectique.

L’ouverture de cet espace a permis de se reconnecter à la pensée d’Aristote, de la comprendre avec une grande justesse, de la diffuser et de l’approfondir comme jamais jusque-là.

Si ce phénomène touche l’ensemble des territoires marqués alors par l’Islam arabo-persan, cela est encore plus vrai dans la région orientale de la Perse que l’on appelait alors le Khorassan (c’est-à-dire pays du soleil levant, ou Orient) et qui englobe grosso modo, outre l’est de l’Iran, l’Afghanistan actuel, ainsi que le sud du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.

Le Khorassan aux 7-8e siècle de notre ère, source wikipédia

Cette région avait la particularité d’être un foyer extrêmement productif de culture persane, à la fois marquée par la domination d’une aristocratie militaire iranienne puissante, organisée autour des Samanides, et par la présence de riches villes marchandes, où une bourgeoisie primitive commençait à se constituer de par l’accumulation prolongée des capacités de production et par les circulations articulant autour de la culture persane, à la fois l’héritage méditerranéen de la pensée hellénistique et les influences indiennes.

Cela allait jusqu’à permettre à la dynastie des Samanides de tenter de s’appuyer sur cette bourgeoisie naissante pour mettre au pas la noblesse, et même à faire reculer l’usage de la langue arabe au profit du persan, y compris dans le cadre du culte.

Source wikipédia

L’influence culturelle de cette région, déjà sensible avec l’avènement des Abbassides, s’étend encore à l’époque d’Avicenne, englobant tout l’Iran, jusqu’à la zone d’influence fatimide, poussant à une convergence relative des deux élans.

Et plus encore, elle gagne l’Asie centrale turcophone et son immense réserve de force militaire au sein des tribus d’archers turco-mongoles pastorales et cavalières.

Pour autant, on aurait tort de disqualifier avec l’effondrement de l’Empire arabo-persan son idéologie sunnite, elle-même d’ailleurs composite et non unifiée. Face à l’élan du mysticisme chevaleresque du chi’isme, des noyaux formellement loyalistes au calife arabo-persan de Bagdad ont engagé un tournant allant dans le même sens, mais sans rompre avec le sunnisme.

Il faut voir que celui-ci disposait de tout un appareil administratif, judiciaire et fiscal, en mesure d’incarner sinon une certaine stabilité, du moins une idée de continuité, qui est d’ailleurs strictement le sens de cette idéologie, qui signifie littéralement le traditionalisme, qui avait une certaine force de conservation face aux élans parfois déstabilisant du chi’isme.

La diversité de ses écoles juridico-religieuses a permis de gagner localement une certaine surface au sein des masses, en collant relativement avec leurs attentes, notamment là où les villes étaient relativement puissantes, dans les conditions tout de même bornées de l’époque. En Syrie, en Irak et même en Égypte, les pouvoirs chi’ites ont dû ainsi composer avec des élites notables sunnites, qui en retour, ont dû composer avec les doctrines chi’ites.

Au Khorassan, cette situation a pris un tour encore plus particulier du fait de la proximité avec les tribus turques nomades, celles relevant notamment des Seldjoukides, une vaste alliance militaro-tribale, se convertissent à l’islam dans les années 1020. Elles adoptent immédiatement une ligne loyaliste à l’égard du calife de Bagdad, afin de disposer d’un point d’entrée à leur avantage dans le monde musulman.

Le Grand Empire seldjoukide à son apogée, à la mort de Malik Shah Ier en 1092, source wikipédia

Avicenne meurt avant que ne déferlent les hordes seldjoukides en Perse, balayant le chi’isme et refoulant notamment les Fatimides, sans parvenir néanmoins à les écraser complètement. Ce sont les Seldjoukides qui porteront jusqu’au bout l’élan féodal-impérial, appuyé sur un islam chevaleresque et mystique, mais sous une forme sunnite, ayant partiellement fusionné avec certains éléments du chi’isme pour relancer l’Empire.

La proposition d’Avicenne est, dans ce cadre, d’une grande importance historique, une avant-garde de la Culture, profitant de ce vaste mouvement de relance du féodalisme de l’Islam, qui essaye d’affirmer une place plus centrale à la notabilité pré-bourgeoise des villes dans le cadre de l’Empire, en poussant celui-ci vers un universalisme plus accompli, mais du coup moins ajusté au féodalisme, qui ne pourra donc l’assumer.

Mais c’est précisément cette avance historique qui fait d’Avicenne un titan de la pensée humaine, une étape dans la longue marche de l’Humanité vers le matérialisme dialectique dans le cadre de la Culture.

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