En avril 1937, le Front populaire vient de passer une épreuve terrible avec la fusillade de Clichy. La contradiction entre la prétention pro-ouvrière du gouvernement et la réalité de l’appareil d’État a sauté aux yeux.
Et les grèves se multiplient, ce qui reflète la défiance par rapport au gouvernement. 4000 ouvriers du bâtiment de Nantes sont en grève pendant plus de deux mois, et finissent par envahir les bureaux de la présidence du Syndicat des entrepreneurs. Le président est roué de coups, ses vêtements déchirés, sa voiture démolie et incendié, avant que n’interviennent pas moins de 22 pelotons de gardes mobiles.
Un million de travailleurs défilent le premier mai 1937, avec la CGT comme moteur, alors qu’une semaine après, les cérémonies pour Jeanne d’Arc sont verrouillées, le gouvernement empêchant les défilés et ne tolérant des délégations que de 150 personnes au maximum.
Heureusement pour le gouvernement se tient une Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne. C’est une exposition mondiale à Paris au Trocadéro, relevant d’un projet qui est antérieur au Front populaire de plusieurs années.
Cependant c’est un dispositif extrêmement important pour lui. C’est, si l’on veut, une expression idéologique, une tentative de formuler une ligne générale dans tous les domaines. On ne peut pas le comprendre si on ne voit pas que c’est une mise en place d’un nouveau régime dont on parle ici, à l’instar de la République espagnole ou du Mexique, ou encore de la Tchécoslovaquie au même moment. C’est la quête d’un « style ».
En février 1937, les syndicats du bâtiment y sont en grève, et organisent un meeting ; on lisait sur la banderole :
« L’ouverture de l’exposition le 1er mai est une bataille des ouvriers et du Front populaire contre le fascisme. Nous la gagnerons. »
Signe de l’esprit critique, on lit un peu plus loin :
« Le 15 % tout de suite. A bas la non intervention. Vive l’Espagne républicaine. »
Léon Blum vint lui-même, en compagnie de Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, et de Marcel Gitton du Parti Communiste Français. Tous viennent demander à ce que le travail soit repris. C’est que c’est une question de prestige pour le Front populaire. Initialement, le Conseil municipal de Paris avait la main sur les travaux, mais cela traînait terriblement en longueur, on craignait alors le fiasco.
Depuis les règlements financiers de juillet 1935, c’est l’État qui assure les risques et il y a les moyens de prendre les choses en main. En ce sens, Léon Blum a nommé comme délégué général de la Présidence du conseil à l’Exposition Jean Locquin, député SFIO et historien d’art. Il faut donc que l’exposition soit prête à temps.
Marcel Gitton supplie donc les grévistes :
« Les ennemis du Front populaire désirent l’échec de l’Exposition. Les ouvriers voudront qu’elle soit un succès sans précédent. »
Léon Jouhaux est dans le même ton :
« Il faut que toutes les concessions soient faites, que tous les sacrifices soient faits. »
Et Léon Blum d’expliquer :
« L’Exposition sera le triomphe de la classe ouvrière, du Front populaire et de la liberté ; elle démontrera que le régime de la liberté est supérieur à la dictature (…). Il faut que l’Exposition réussisse. Ni le retard ni encore moins l’échec ! La bonne renommée du Front populaire est en jeu. Et, maintenant, je vous le dis franchement : le travail du samedi et du dimanche est nécessaire. »
Mais les charpentiers et cimentiers refusent de travailler le week-end, et ils veulent le doublement de leur salaire. La grève continue et quelques jours plus tard ont lieu trois meetings, à Japy, au Vél’ d’Hiv’ et à Huyghens. La CGT prend de facto le contrôle des travailleurs et l’exposition devient un bastion. En avril, à l’entrée principale, on trouve un immense drapeau français. Le bleu est siglé des trois flèches du Parti socialiste-SFIO, le blanc contient un bonnet phrygien, le rouge est marqué d’une faucille et d’un marteau.
Ce sont les pompiers qui viennent l’enlever discrètement la nuit, sous escorte policière. Quelques jours après, ce sont les cars de police qui circulent sur les chantiers pour procéder à enlever les « emblèmes séditieux ». Et en mai, l’installation électrique du pavillon des vins de France est saccagée : la société qui l’avait mise en place avait des travailleurs liés à la CFTC catholique.
L’Exposition et ses travailleurs français en permanence sur la brèche syndicale est alors devenu pour la bourgeoisie le symbole même de l’agitation de la CGT et de sa tentative de main-mise sur l’organisation du travail en général.
Néanmoins, l’Exposition finit par s’ouvrir, inaugurée le 24 mai 1937 par le président de la République. Il est accompagné par Léon Blum en tant que chef du gouvernement ; si les pavillons nationaux sont terminés, il a fallu parfois recouvrir de bâches certains endroits.
On notera néanmoins l’ampleur de l’initiative qu’est l’Exposition alors, preuve en est de nombreux restes de celle-ci à Paris, notamment le palais de Tokyo, le palais de Chaillot et le palais d’Iéna.
Et ce fut un succès de son ouverture jusqu’au 25 novembre 1937, avec 31 millions de visiteurs. Pourtant, elle n’est pas passée à la postérité, elle a flotté comme en dehors de son époque, telle la France s’imaginant pouvoir s’en sortir par un chemin totalement différent, social et moderne (à l’instar au même moment de la Tchécoslovaquie « moderniste » de Tomáš Masaryk).
Une seule chose en est restée, de par sa symbolique si puissante : le pavillon soviétique qui se tient face au pavillon nazi. Ce dernier, réalisé par Albert Speer, met en avant à une hauteur d’une cinquantaine de mètres un aigle allemand tenant une croix gammée dans ses serres. Deux sculptures sont à l’entrée, typiques de l’esthétique nazie : la « Camaraderie » et la « Famille », réalisée par Josef Thorak, le sculpteur nazi par excellence.
Le pavillon soviétique qui lui fait face est surmonté par L’Ouvrier et la Kolkhozienne, une sculpture de 24 mètres de hauteur réalisée par Vera Moukhina, dans l’esprit réaliste socialiste, avec sur le bâtiment une frise sculptée représentant les 11 nationalités soviétiques sur la base d’œuvres de Iossif Tchaïkov. L’opposition est totale.
On notera également que la peinture Guernica de Picasso consiste en une commande de la République espagnole pour l’Exposition ; de 3,5 mètres de hauteur et de 7,8 mètres de largeur, c’était une œuvre « moderne » typique dans son sens de l’abstraction et elle ne reçut fort justement que des critiques lors de son exposition. Notons également qu’une citation de Don Quichotte se trouvait à l’entrée du pavillon espagnol : « On doit exposer sa vie pour sa liberté ».
Voici la liste des pays présents : Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Bulgarie, Canada, Danemark, Égypte, Espagne, Estonie, Lettonie et Lituanie, États-Unis, Finlande (dont le pavillon en bois d’Alvar Aalto frappa les esprits), Grande-Bretagne, Grèce, Haïti, Hongrie, Irak, Italie, Japon, Luxembourg, Mexique, Monaco, Norvège, Pays-Bas, Pérou, Pologne, Portugal, Roumanie, Siam, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie, Terre d’Israël en Palestine, Union Sud-Africaine, URSS, Uruguay, Venezuela, Yougoslavie.
Ce sera prétexte à Maurice Chevalier pour chanter une chanson, « La p’tite dame de l’expo », où il raconte comment il tente de « draguer » une femme « exotique » dans différents pavillons. C’est un mélange de stupidité, de simplification, d’amusement populaire assez exemplaire de l’époque.
Ces 45 pays ont leurs pavillons sur un site couvrant le Trocadéro, le Champ-de-Mars, ainsi que les quais de Seine entre les Ponts de l’Alma et de Passy.
Et comme le thème est la vie moderne, on a aussi des pavillons par thématique : aéronautique, aluminium, amiante, architecture privée, arts féminins, bâtiment, Beaux-Arts, Beaux-Arts de l’Algérie, bijouterie, de l’Orfèvrerie-Coutellerie et des Laques, bois, bois Exotiques et coloniaux, caoutchouc, chemins de fer, cinéma avec photographie et phonographe, couleurs et vernis, électricité (avec un immense panneau de Raoul Dufy : La Fée Électricité), élégance, enseignement, femme avec l’enfant et la famille, froid, gaz, hygiène, jouets, luminaire, manufactures de Sèvres, marine marchande, maroquinerie, matières plastiques, métaux, mobiliers et ensembles mobiliers, presse, publicité, radio, solidarité nationale, tabacs, technique de l’Alimentation, thermalisme, temps nouveaux, tourisme, Travaux Publics, vins de France, vitrail, yachting à Voile.
On notera que la CGT dispose de son pavillon en tant que pavillon du travail, où les trois lettres du syndicat sont présentes en grand. C’est un long bâtiment de 75 mètres, pour 22 mètres de large, sur la rive gauche de la Seine, et en son cœur il a trois paliers formant le Grand Hall de la Paix, débouchant sur une statue représentant la Paix.
Léon Jouhaux définit de la manière suivante la présence de la CGT :
« En participant officiellement à l’Exposition internationale des Arts et Techniques, la Confédération Générale du Travail renoue une sorte de tradition. II faut, en effet, se souvenir du grand intérêt qu’ont manifesté les associations ouvrières du passé.
Ces ancêtres de nos syndicats modernes pour les premières expositions internationales vers le milieu du siècle dernier. Cet intérêt que portaient alors les travailleurs aux manifestations de ce genre résultait directement de l’esprit qu’entretenait le compagnonnage, glorification du métier, culte du beau et bon travail.
Toute la noblesse, toute la fierté du travail manuel s’inscrivaient dans ces principes, dont les premières associations ouvrières faisaient leur loi morale. Certes, un tel sentiment a pu paraître s’estomper, s’atténuer chez les ouvriers ; aux époques où leurs revendications les plus élémentaires furent durement contestées par le capitalisme d’usine, quand l’âpreté même des luttes qu’ils avaient à soutenir les accaparait entièrement.
Mais aujourd’hui, après la décisive reconnaissance des droits du Travail qui place notre pays à la tête du mouvement universel vers le progrès social, il est bien compréhensible que ce sentiment se trouve restitué en nous, dans toute sa force.
Cette loi morale est toujours la nôtre, elle est celle de l’organisation syndicale.
Glorifier le travail, c’est donner son sens le plus élevé à la vie des travailleurs. Et c’est bien la signification réelle et profonde de la participation de la C.G.T. à l’Exposition de 1937. »
De nombreuses entreprises ont également leur pavillon : Bata, Byrrh, Cafés du Brésil, Cinzano, Hachette, Larousse, Lefèvre-Utile, Lever, Liebig, Nestlé, Pernod, Philips, Saint-Gobain, Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, etc.
Les régions françaises sont également à l’honneur, avec le découpage suivant : Alsace, Basque – Béarnais – de la Bigorre, Bourgogne – Franche Comté – Pays de l’Ain, Bretagne, Champagne, Corse, Côte d’Azur, Dauphiné, Flandre-Artois, Forez-Vivarais, Guyenne et Gascogne, Île-de-France, Languedoc Méditerranéen, Limousin – de la Marche – du Quercy et du Périgord, Lorraine, Lyonnais, Massif Central, Nivernais-Berry, Normandie, Picardie, Poitou – Angoumois – Aunis – Saintonge, Provence, Pyrénées-Orientales, Roussillon, Savoie et Haute-Savoie, Vallée Moyenne de la Loire.
La France en profita pour mettre en valeur ses colonies, avec les pavillons suivants : Afrique Équatoriale Française, Afrique Occidentale Française, Algérie, Cameroun, Commissariat Général de la France d’outre-mer et Section de la Synthèse, États du Levant sous mandat Français, Guadeloupe, Guyane, Inde Française, Indochine, Madagascar, Maroc, Martinique, Réunion, Tunisie.
On notera également le club alpin français, diverses attractions… mais également un centre rural, Voici comment l’écrivain français Léon-Paul Fargue raconte dans le Figaro Littéraire, en septembre 1937, son passage dans cette zone artificielle où l’on trouve un village avec son bar-tabac, une mairie, une maison de l’agriculture, une auberge…
« Rien ne contient pourtant autant de charme et de piment que la visite au Centre rural.
Certes, l’exotisme surprend, l’orientalisme décroche les rêves suspendus, les tirs de barrage de feu bleu ou zinzolin flattent l’imagination, les mélanges de publicité et de technicité déconcertent la matière grise avant de la disposer au lyrisme, enfin, tous les boomerangs de couleurs et de gaz, toutes les fusées de soie et de pluie bombardent de vitamines frénétiques le cœur des badauds.
Mais le vrai flâneur, et avant tout le flâneur français, n’éprouve de satisfaction sérieuse, quasi rassurante, et douce comme une caresse, et limpide comme une parole affectueuse, qu’au Centre rural.
C’est une toute petite chose que ce musée des conditions de vie, égaré parmi des puzzles de géographie, et cependant c’est une preuve de réalité. On se sent là chez soi, près de soi-même, dans l’atmosphère du village natal. »
Naturellement, l’auteur de ces lignes est né à Paris, a passé sa scolarité à Paris, fait partie de la société parisienne et de tout son milieu intellectuel, etc.
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