Il faut mentionner dès le départ une des principales thèses de José Carlos Mariátegui, celle qui est même la principale sur le plan historique.
Selon lui, l’indépendance du Pérou a été artificielle, car elle a été menée par en haut.

Ce sont les élites installées par la colonisation qui se sont rebellées contre leurs maîtres ; voilà pourquoi il parle de
« la révolution de l’indépendance, un mouvement de la population créole et espagnole – et non de la population indigène ».
Cette affirmation est profondément révolutionnaire et José Carlos Mariátegui est ici le premier à avoir posé les choses de manière concrète et vraie concernant l’Amérique latine.

Il n’y avait pas de bourgeoisie latino-américaine pour mener une révolution démocratique et instaurer le libéralisme.
Ce qu’il y avait, c’était des forces féodales et ce sont elles qui ont décroché par rapport à l’Espagne, lorsque celle-ci subissait l’invasion napoléonienne.
Ces forces féodales ont « inventé » des pays et se sont alignés sur les grandes puissances capitalistes afin de s’insérer dans l’économie mondiale et d’assurer une base stable à leur domination.

José Carlos Mariátegui pose ici de manière subtile que le Royaume-Uni était le pays porteur du capitalisme et que, partant de là, il avait tout intérêt à apporter son soutien à l’indépendance des colonies espagnoles en Amérique.
La France, paradoxalement, était bien plus rétive à agir ainsi, car elle avait connu alors la Restauration. Les idées de la révolution française avaient touché l’Amérique, mais l’appui vint donc du Royaume-Uni, qui entrevoyait des connexions commerciales nouvelles.
José Carlos Mariátegui constate ainsi la convergence entre les intérêts des élites criollos d’Amérique et le capitalisme se développant à l’échelle mondiale, notamment par l’intermédiaire du Royaume-Uni.
« La politique de l’Espagne a complètement entravé et contrarié le développement économique des colonies en leur interdisant tout commerce avec d’autres nations et en leur réservant, en tant que métropole, le droit exclusif de tout commerce et de toute entreprise au sein de ses possessions.
L’impulsion naturelle des forces productives des colonies s’efforçait de rompre ce lien.
L’économie naissante des formations nationales embryonnaires d’Amérique avait un besoin urgent, pour se développer, de se libérer de l’autorité rigide et de s’émanciper de la mentalité médiévale du roi d’Espagne.
Le chercheur contemporain ne peut manquer de voir ici le facteur historique dominant de la révolution d’indépendance sud-américaine, inspirée et mue, de toute évidence, par les intérêts des populations créoles, voire espagnoles, bien plus que par ceux des populations autochtones.
Considérée sous l’angle de l’histoire mondiale, l’indépendance sud-américaine apparaît déterminée par les besoins du développement de la civilisation occidentale, ou plutôt capitaliste.
Le rythme du phénomène capitaliste a joué un rôle moins apparent et ostensible dans le développement de l’indépendance, mais il a été sans doute beaucoup plus décisif et profond que l’écho de la philosophie et de la littérature des Encyclopédistes (…).
L’Espagne ne pouvait fournir abondamment ses colonies qu’en ecclésiastiques, médecins et nobles.
Ces colonies aspiraient à des choses plus pratiques et avaient besoin d’outils plus modernes.
Par conséquent, elles se tournèrent vers l’Angleterre, dont les industriels et les banquiers, colonisateurs d’un nouveau genre, voulaient à leur tour dominer ces marchés, remplissant ainsi leur rôle d’agents d’un empire naissant grâce à une économie manufacturière et de libre-échange.
Les intérêts économiques des colonies espagnoles et ceux de l’Occident capitaliste étaient parfaitement alignés, même si, comme souvent dans l’histoire, les protagonistes historiques des deux camps n’en étaient pas pleinement conscients. »
On a ici une capacité d’analyse typique de José Carlos Mariátegui : il sait lire les tendances, les convergences, les articulations.
Il a vu comment les indépendances latino-américaines se sont faites par en haut, et comment les élites locales se sont faites aspirées par le capitalisme en expansion, principalement alors celui du Royaume-Uni.
Ce faisant, il a vu comment l’indépendance péruvienne a consisté à tout changer pour que rien ne change.
Le féodalisme, empreint d’esclavagisme, s’est maintenu à travers l’instauration de la République marquant la fin du colonialisme espagnol.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain