En posant un intellect agent et un intellect patient, Aristote a ouvert la voie à un questionnement profond, qui sera au cœur de la philosophie arabo-persane de l’époque islamique, ainsi que de l’averroïsme latin bousculant l’Église catholique à la fin du moyen-âge.
En effet, l’idée d’Aristote est que l’intellect patient des individus a accès à une compréhension des concepts et peut faire des opérations avec eux, car il est mis en branle par le principe suprême du mode opératoire.
Ce principe suprême flotte au-dessus du monde, du moins c’est ce qu’il semble, d’où le casse-tête pour plusieurs siècles pour définir cet intellect agent qui est « séparé » du monde matériel.
Aristote dit en effet que la pensée est pure, que ses concepts sont les essences même de choses et donc séparés de la matière, qui n’est là que pour la forme concrète de ces essences.
On comprend ici pourquoi des néo-platoniciens ont pu récupérer cette approche, en la déviant : il suffit de faire de ces Formes des nombres créés par Dieu, et on a un mélange de platonisme et d’aristotélisme.
La démarche d’Aristote est par contre matérialiste. Il ne s’agit pas de retrouver des nombres créés par Dieu pour façonner le monde. En effet, on ne saurait rien retrouver du tout, car l’être humain ne pense pas. Quand il « pense » en termes de concepts, il ne fait que retomber sur des opérations pures préexistantes.
Aristote est très clair : l’intellect agent est séparé, il est le seul à être ce qu’il « est essentiellement et cela seul et immortel et éternel ». Il parle en fait de l’univers comme organisation des formes : utiliser son intellect, c’est raisonner en adéquation avec cette organisation.
Aristote pose l’identification entre « ce qui pense et ce qui est pensé ». L’être humain ne pense pas, il en fait que refléter conceptuellement des concepts déterminés. C’est la thèse matérialiste fondamentale telle qu’elle existait avant que le matérialisme dialectique pose ces concepts comme en mouvement dialectique, dans un univers effectivement éternel, mais également infini et en transformation ininterrompue.
L’univers d’Aristote est quant à lui posé, fixe dans ses déterminations. Son organisation est figée, mais en même temps dynamique. Penser, c’est utiliser son intellect et s’effacer devant une organisation dynamique se confondant avec ses concepts.
Voilà pourquoi « penser », c’est s’effacer devant la pensée de la pensée. Dans La métaphysique, Aristote parle de « l’Intelligence divine », que retrouve donc l’intellect patient en « pensant », et dit dans un passage célèbre quant à cette question :
« Que son essence soit l’Intelligence ou qu’elle soit l’acte de penser, que pense-t-elle ?
Ou elle se pense elle-même, ou elle pense quelque autre chose ; et si elle pense une autre chose, ou bien c’est toujours la même, ou bien c’est tantôt l’une, tantôt l’autre.
Importe-t-il donc, ou non, que l’objet de sa pensée soit le Bien, ou la première chose venue ?
Ou plutôt, ne serait-il pas absurde que certaines choses fussent l’objet de sa pensée [alors que la pensée ne peut être que pure, en tant que principe d’organisation, mode opératoire des modes opératoires] ?
Il est donc évident qu’elle pense ce qu’il y a de plus divin et de plus digne, et qu’elle ne change pas d’objet, car ce serait un changement vers le pire, et une pareille chose serait déjà un mouvement.
D’abord, donc, si l’Intelligence divine n’est pas acte de penser, mais simple puissance, il est logique de supposer que la continuité de la pensée est pour elle une charge pénible [,ce qui ne saurait être le cas].
Ensuite, il est clair qu’il y aura[it alors] quelque autre chose plus noble que l’Intelligence, à savoir l’objet même de la pensée [,ce qui ne saurait être le cas].
En effet, le penser, l’acte de penser appartiendra aussi à celui qui pense le pire, de sorte que si c’est à éviter (et on le doit, car il y a des choses qu’il est meilleur de ne pas voir que de voir), l’acte de penser ne saurait être ce qu’il y a de meilleur.
L’Intelligence suprême se pense donc [par conséquent, en réalité] elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée (…).
Il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée dans le cas des objets immatériels, la Pensée divine et son objet seront identiques, et la pensée sera une avec l’objet de la pensée.