En 1895, les élites cubaines tentèrent de s’émanciper de la monarchie espagnole, dont elles dépendaient encore. Cuba faisait alors partie des restes de l’immense empire espagnol, avec Guam, Porto Rico et les Philippines.
Tous les autres pays avaient acquis leur indépendance, à l’occasion de la déroute de la monarchie espagnole face aux armées de Napoléon : le Chili en 1810, les Provinces-Unies du Río de la Plata en 1816, la Grande Colombie en 1819, le Mexique et le Pérou en 1821, la Bolivie en 1825, etc.
Initialement, la révolte cubaine échoua et le dirigeant du Parti révolutionnaire cubain, le poète José Martí, mourut en mai 1895 lors de la bataille de Dos Ríos.

du Partido Revolucionario Cubano (1892)
La monarchie espagnole pratiqua une répression terrible, parquant même pendant deux ans 400 000 Cubains dans des camps de concentration (1/4 mourront en raison des conditions de vie).
Les États-Unis intervinrent alors militairement contre l’Espagne. Cuba devint une semi-colonie américaine, alors que les Philippines, Porto Rico et Guam se transformèrent en colonies américaines.
Les Philippines prendront quant à eux leur indépendance en 1946, devenant une semi-colonie américaine, tandis que Porto-Rico et Guam furent finalement transformés en des « territoires non incorporés » ou en des entités relevant d’un « commonwealth », tout comme les Îles Mariannes du Nord.
Cela veut dire que leurs citoyens sont américains, mais pas leur « entité » politique institutionnelle. C’est une construction pour annexer sans officiellement le faire.
On a ici une nouvelle situation marquée par la prédominance des États-Unis, une prédominance active, interventionniste, ce qui provoqua une onde de choc dans les pays d’Amérique latine.
Les États-Unis étaient déjà intervenus militairement à plusieurs reprises : Panama (1885), Haiti (1888-1891), Buenos Aires (1890), Rio de Janeiro (1894), Nicaragua (1894, 1896 у 1893), Colombie (1895).
Néanmoins, l’ensemble des pays latino-américains soutenaient l’indépendance de Cuba, sauf l’Argentine qui était une semi-colonie britannique très contrôlée. L’incapacité à agir pour Cuba, à rebours de l’intervention américaine, faisait tous deux ressortir l’impuissance des élites latino-américaines.
C’est là qu’apparaît en toute clarté, aux yeux des pays latino-américains, l’engrenage marqué par le poids toujours croissant des États-Unis sur leur continent, même si la doctrine de 1823 du président américain James Monroe (1817–1825) soulignait déjà les prétentions américaines.

Cette doctrine avait été affirmée lors d’un discours au Congrès américain ; James Monroe y dit notamment :
« Nous n’avons jamais pris part aux guerres des puissances européennes concernant des questions qui les concernent, et il n’est pas conforme à notre politique de le faire.
Ce n’est que lorsque nos droits sont violés ou gravement menacés que nous nous indignons des atteintes ou préparons notre défense (…).
Nous n’avons pas interféré et n’interviendrons pas dans les colonies ou dépendances existantes d’aucune puissance européenne.
En revanche, avec les gouvernements qui ont proclamé et maintenu leur indépendance, et dont nous avons, après mûre réflexion et sur la base de principes justes, reconnu l’indépendance, nous ne pouvons considérer aucune intervention de quelque puissance européenne visant à les opprimer ou à contrôler leur destinée autrement que comme la manifestation d’une attitude hostile envers les États-Unis. »
La doctrine Monroe avait été établie comme ligne passive : rien sur le continent américain ne doit se produire depuis l’extérieur de celui-ci.
Avec le « soutien » militaire à l’indépendance cubaine, il y a une modification dans un sens « actif ».
Après Cuba suivront d’ailleurs des interventions en 1899 au Nicaragua, en 1903 au Venezuela, ainsi qu’en République dominicaine et en Colombie.
Il y aura ensuite encore d’autres actions militaires, ciblant en 1904 la République dominicaine et le Guatemala, en 1906-1909 Cuba, en 1907 la République dominicaine de nouveau, en 1908 le Venezuela, en 1909-1910 le Nicaragua, en 1910-1911 le Honduras, en 1912 Cuba, le Nicaragua et la République dominicaine, en 1915 Haïti.
Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, explicita l’approche américaine lors d’un discours prononcé au Congrès le 6 décembre 1904.
On appelle cela le « corollaire Roosevelt » de la doctrine de Monroe ou encore la politique du « big stick » (le gros bâton).
Voici ce que dit Théodore Roosevelt notamment :
« L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte en un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. »
Il faut donc se tourner vers la doctrine Monroe « adaptée », pas simplement vers la position initiale ; c’est cela qui permet de comprendre que la doctrine Monroe n’est pas que passive et opposée à des interventions extérieures.
Il y a une dimension entreprenante, volontaire et « modificationnelle » : c’est ce qui permet de comprendre pourquoi, en 2025, Donald Trump veut annexer le Groenland, considéré en fait depuis le départ comme relevant du continent américain. La démarche, on s’en doute, consistera à en faire un second Puerto-Rico.
C’est l’ampleur de cette question continentale qu’ont compris les élites latino-américaines avec l’intervention à Cuba en 1898.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)