L’irruption de la crise de Covid-19 comme test d’économie politique

[This article in English]

[Article du prochain numéro de la revue internationale au format PDF Communisme.]

L’irruption de la crise de Covid-19 a produit une série de réactions et de non-réactions qui en disent long sur l’économie politique des organisations révolutionnaires, ou parfois leur absence, ou même le caractère non révolutionnaire de celles-ci.

Il est bien connu que le principal dilemme révolutionnaire est d’éviter le réformisme tout en étant réaliste et d’éviter la tendance ultra-gauchiste tout en étant révolutionnaire. C’est la principale contradiction expliquant les positions qui ont été prises à travers le monde.

Cette contradiction est bien entendu accentuée par la profondeur de la crise. Il s’agit littéralement d’un crash test.

La négation de la crise

Le plus souvent, il n’y a eu, plus ou moins, aucune réaction. La plupart des organisations révolutionnaires sont en fait de type petit-bourgeois radicalisé, isolées, dans une bulle, n’agissant que sous une forme parasitaire, ayant besoin de « mouvements sociaux » pour faire semblant d’exister. Elles n’ont donc pas pu faire face à l’irruption de la crise. Leur manque d’économie politique les a tout simplement paralysées. Un groupe français comme « Unité Communiste Lyon » est en mesure de publier des articles à la trotskyste lorsque les syndicats sont actifs (« demandons plus », « allons plus loin » etc.), mais n’a tout simplement rien à dire sur la crise lorsque celle-ci arrive, car son identité est purement parasitaire.

Mais ce que nous voyons peut aussi être étonnant. Le média allemand « Dem Volke dienen », qui soutient le maoïsme, n’a pas réagi du tout, continuant comme si rien ne se passait (comme avec la publication de la photo d’un simple graffiti à Berlin en soutien à la libération de l’Irlande), avec très peu d’articles… dénonçant la mesures gouvernementales d’interdiction des groupements (pour bloquer la propagation du virus) ! Il y a même eu un petit groupe « rebelle » se regroupant dans les rues dans la ville de Brême pour soutenir les prisonniers politiques. Dans le même esprit, un appel à la manifestation du 1er mai a été signé par des associations turques de Suisse et d’Autriche liées au TKP/ML.

Il s’agit d’une réaction de négation de la crise. Elle n’a pas été prise au sérieux, elle a simplement été prise comme un « événement » qui ne serait pas directement lié à la lutte des classes, au mode de production capitaliste. Donc, comme cela proviendrait de « l’extérieur », cela ne pourrait pas avoir un vrai sens en soi. Et comme on le voit, avec une telle caricature, la seule critique possible porterait donc sur la quarantaine (dénoncée comme une pratique « du Moyen Âge »), les restrictions de circulation, etc. Tout cela serait un complot impérialiste, une utilisation capitaliste de la crise ! La situation serait dictatoriale. En France, comme disent de façon fantasmée certaines personnes se faisant passer pour des « maoïstes »:

« La police harcèle les passants, et surtout les jeunes qui ont l’air noirs ou arabes. »

Le groupe finlandais Punalippu (Drapeau Rouge) résume de la manière suivante cette interprétation d’ultra-gauche :

« La seule position légitime, marxiste-léniniste-maoïste, est que toutes les actions de la dictature bourgeoise doivent être condamnées, car elles ne servent pas le peuple mais l’impérialisme, et donc il n’y a qu’une seule option pour lui : une révolution (…).

La menace coronaire a mis en évidence un grand nombre de capitulations. La gauche légale et les forces sous le joug de son influence semblent généralement soutenir la capitulation. Certains se sont déjà matérialisées, par exemple le 13 mars avec la grève pour le climat prévue à Tampere – et, semble-t-il, dans d’autres villes également – qui a été annulée sous prétexte d’empêcher la propagation du coronavirus.

Apparemment, cette maladie infectieuse est une menace plus grave que la crise climatique dont on parle beaucoup? Il n’y a pas de coronavirus sur une planète morte ? »

Le « complot » de la crise, « l’alarmisme » et le « suivisme »

Dans certains cas, il y a eu une autre forme de négation de la crise, avec une théorie du complot. La bourgeoisie utiliserait le virus Covid-19 pour masquer la crise du capitalisme. Le média norvégien « Tjen Folket » a par exemple publié le long appel long du Rød Front pour la manifestation du 1er mai, qui ne contient que trois fois le mot corona :

« La crise du capitalisme n’est pas avant tout une « crise corona ». L’économie capitaliste explose dans une nouvelle crise cyclique tous les dix ans environ.

La crise d’aujourd’hui fait suite aux crises et récessions de 1990-93, 1998-2002 et 2008-2009.

Depuis 200 ans, le système capitaliste est en crise tous les 8 à 10 ans. La crise fait partie du capitalisme. Elles sont appelées « crise bancaire », « crise informatique », « crise financière », « crise pétrolière » ou « crise corona », uniquement en fonction des circonstances ou du moment où la crise se manifeste pour la première fois, mais ces noms ne décrivent jamais la véritable cause de la crise (…).

Nous voyons maintenant que partout le virus corona est utilisé comme prétexte pour enfermer les gens et les empêcher d’organiser et de lutter contre le chômage et la pauvreté. Un couvre-feu est instauré et un couvre-feu est imposé avec violence. Pourquoi ? Parce que les dirigeants tremblent parce qu’ils savent que la crise peut provoquer une rage incontrôlable des masses. »

Ce n’est pas du matérialisme dialectique, mais pratiquement une conception magique du monde. Et comme c’est magique, petit-bourgeois, c’est irrationnel. Le comité éditorial d’Incendiary,un média maoïste américain, a dans ce contexte éjecté sa principale figure, qui en réponse a fait une autocritique :

« Les camarades aux États-Unis ont généré deux lignes à ce sujet : que le COVID-19 est un vrai tigre et que le COVID-19 est un tigre de papier.

Malgré les centristes qui joueraient avec les mots pour faire appel au populisme, qui essaient de maintenir les slogans révolutionnaires tout en gobant l’alarmisme de la bourgeoisie, ce sont les deux seules lignes existantes.

Bien que des camarades bien intentionnés peuvent placer sur le même plan les deux lignes opposées, leur centrisme sert en fait la classe dirigeante. Il est urgent qu’ils comprennent cela, le reconnaissent et réalisent des autocritiques pour leur alarmisme et leur suivisme, qui nie l’organisation de la révolution socialiste.

Non seulement le COVID-19 n’est pas le vrai tigre de papier que la bourgeoisie et même certains camarades prétendent qu’il est, mais ce n’est même pas la cause de la crise économique. »

La crise sanitaire n’aurait pas une dimension réelle – nous revenons ici à la conception erronée de la crise de Covid-19 interprétée comme venant de « l’extérieur » du capitalisme.

La conception absurde de la crise sanitaire comme masque

Un article important résumant ici cette fausse lecture de la situation est L’économie mondiale se dirige vers la dépression : le coronavirus cache la crise de l’impérialisme, article publié par le média brésilien A nova democracia. Il donne des informations sur la faiblesse de l’économie capitaliste fin 2019 et dit :

« La production industrielle et les bourses des marchés financiers se sont effondrées début mars dans pratiquement le monde entier. Le déclencheur, comme l’annonce le monopole de la presse mondiale, serait l’expansion du coronavirus.

Mais c’est en réalité la crise de surproduction relative de capital.

Le coronavirus à lui seul ne pouvait pas avoir un tel impact sur l’économie mondiale. La raison de l’interruption de la reproduction du capital est le capital lui-même. Le portail Crítica da Economia, citant des journaux de la réaction elle-même, a noté que le coronavirus est désormais moins meurtrier que la grippe (…).

La présence de coronavirus n’est qu’un fait qui aggrave l’économie. Cependant, derrière ce fait, il y a déjà une surproduction relative de capital latente.

La crise de surproduction relative de capital survient lorsque la production de capital dépasse trop la capacité de consommation de la société définie, en définitive, par la contradiction entre le caractère social de la production et l’appropriation capitaliste du produit. »

C’est absolument non dialectique. Ce qui est dit ici :

– ne comprend pas que la crise de Covid-19 ne vient pas de l’extérieur du mode de production capitaliste, mais qu’elle en est une composante ;

– sous-estime de manière mécanique les effets d’une crise sanitaire, en raison de la compréhension du capitalisme non pas comme un mode de production (de la vie quotidienne) mais comme un « système structurel » ;

– a la conception petite-bourgeoise du mode de production capitaliste comme en mesure de « penser » et de « masquer ».

Dire que le Covid-19 ne peut qu’aggraver une crise propre au capitalisme n’est pas le marxisme, mais le structuralisme. C’est parler du capitalisme de manière telle qu’il flotterait au-dessus de la réalité.

Réformistes et révisionnistes sur le front

La crise du Covid-19 a montré la vacuité de l’ultra-gauche. Mais elle a aussi permis aux réformistes et aux révisionnistes d’exprimer leur capacité à s’adapter. En se positionnant comme « planistes » dans le capitalisme, ils peuvent se permettre de développer une démagogie efficace, car ils n’ont pas besoin de donner de contenu. Ils ont juste besoin de prétendre avoir une meilleure forme d’organisation. Ils obtiennent naturellement beaucoup plus d’écho que l’ultra-gauche, car ils reconnaissent la crise sanitaire et ils proposent une « solution ».

En fait, ils ne proposent rien, mais c’est facile : ils disent qu’ils agiraient mieux, grâce à une orientation tournée vers le peuple. Le meilleur exemple en est le Parti du Travail de Belgique. Sa dénonciation de « l’austérité » et sa promotion d’une « médecine pour le peuple » sont absolument formelles. Il n’y a pas de contenu sauf un point de vue, carrément chrétien, du bien contre le mal. C’est d’autant plus frappant lorsqu’on sait que ce parti prétendait, dans les années 90, être le centre névralgique du Mouvement Communiste International.

Un autre bon exemple, parce qu’idéologiquement du même genre, est le Parti communiste révolutionnaire du Canada, une organisation se définissant comme maoïste mais ayant le même rejet complet de la Grande Révolution culturelle prolétarienne que le Parti du Travail de Belgique. Le PCR du Canada présente donc les choses de la même manière mécaniste, sans aucun contenu, dans son article COVID-19 : des événements qui nous révèlent que nous sommes dans l’antichambre du socialisme :

« En fait, la situation actuelle révèle, encore plus clairement qu’à l’habitude, qu’avec un niveau de concentration économique aussi élevé qu’au Canada et qu’avec la somme considérable de connaissances, de techniques et de moyens qui accompagnent nécessairement un tel niveau de concentration, il serait relativement facile de solutionner l’ensemble des problèmes de la société (pauvreté, chômage, crises économiques, corruption, gaspillage, maladies, manque de services, pénuries, etc.) et de répondre à l’ensemble des besoins du peuple en mettant en place une planification centralisée et en mobilisant les masses populaires.

En fait, si cela ne se produit pas, c’est uniquement parce que le processus qu’il faudrait enclencher pour y parvenir – l’abolition de la propriété privée bourgeoise et la collectivisation complète des moyens de production – irait à l’encontre des intérêts et de la volonté de la classe des capitalistes présentement au sommet de la société. »

Le socialisme est ici aussi simple que d’appuyer sur le bouton « centralisation », puis sur celui de « mobiliser les masses ». Il n’est pas possible d’être plus vide. Ce vide est au moins caché sous le romantisme avec l’approche de promouvoir la Chine et Cuba comme combattant avec efficacité la crise de Covid-19. Ces pays seraient « socialistes » et leur sens de l’organisation, tout comme leurs intérêts « socialistes », leur auraient permis de réussir sur le front sanitaire. Le Parti Communiste des Philippines fait l’éloge de Cuba, les éditions prolétariennes françaises qui soutiennent Mao louent la Chine comme appliquant avec succès de nos jours les principes de la révolution culturelle (!), le PRCF français, unissant la «gauche» du PC révisionniste français, vante les deux.

L’Union Ouvrière Communise (MLM) de Colombie le fait aussi, dans son article L’URSS et sa lutte contre les épidémies, d’une manière à la fois cachée et absurde à tous les niveaux. Il est parlé de « capitalisme monopoliste d’État », concept absurde inventé par Eugen Varga et soutenu par le révisionnisme de Khrouchtchev. Et une telle forme monopoliste est considéré comme une meilleure forme sociale, alors qu’en fait elle devrait être considérée comme totalement décadente et réactionnaire!

« Aujourd’hui, il n’y a le socialisme dans aucun pays, bien qu’il y ait des pays qui se présentent comme tels, par exemple en Chine, en Corée du Nord ou au Vietnam, qui étaient socialistes il y a des décennies ; aujourd’hui il n’y a qu’un capitalisme d’État monopoliste.

L’actuelle pandémie de coronavirus (Covid-19) a montré que ces pays étaient mieux lotis que les pays capitalistes où le rôle de l’État est moindre et au service exclusif des monopoles privés, même si, s’ils avaient été vraiment socialistes, ils auraient vaincu l’épidémie plus facilement.

Alors que l’Italie, l’Espagne et maintenant les États-Unis, pays capitalistes où les systèmes de santé privés prédominent, sont dévastés par l’épidémie, avec peu de possibilités de manœuvre et avec tout le fardeau pour les travailleurs de ces pays. »

C’est un incroyable éloge du social-fascisme!

Contre la théorie du complot et contre le planisme

La crise de Covid-19 a prouvé que la plupart de l’économie politique des organisations révolutionnaires n’est pas révolutionnaire ou que ce ne sont pas des organisations. Ce sont des expressions informes de la petite-bourgeoisie visant à peser sur la bourgeoisie. Leur vision du monde est éclectique, avec une forte tendance petite-bourgeoise à considérer le capitalisme comme organisé, l’État bourgeois comme un monstre unilatéral.

Leurs propositions utopiques, lorsqu’elles sont réellement construites, deviennent de manière inévitable du planisme, qui n’a rien à voir avec la planification socialiste, celle-ci n’étant pas une méthode mais une conduite idéologique des forces existantes sur la base de la vision communiste du monde. La théorie du « complot » par en-haut pour masquer la crise du capitalisme est même ici typique des socialistes anticommunistes des années 1920-1930, et même le planisme correspond de manière importante à leur conception mécanique de la « centralisation » comme solution à tous les problèmes.

Le problème à l’arrière-plan est l’incapacité à comprendre le mode de production capitaliste, et leur idéalisme les amenant à considérer que le Covid-19 vient de l’extérieur et ne serait donc qu’un petit paramètre de plus dans la « structure » capitaliste.