Lorsqu’il y a une crise, il y a un renouvellement de la vie politique et une modification de celle-ci, conformément aux besoins de changement de forme du régime. C’est là quelque chose qui se vérifie aisément historiquement et l’Histoire est riche de figures propulsées par le capitalisme en crise, après avoir été façonné de manière adéquate.
Les figures des années 1920-1930 sont bien connues. Benito Mussolini était une figure de la gauche du Parti socialiste italien, Adolf Hitler un ancien soldat rejoignant un regroupement ultra-nationaliste, Jozef Piłsudski le chef du parti socialiste polonais, Engelbert Dollfuss un ancien soldat représentant des grands propriétaires terriens, Salazar un économiste catholique, Metaxas un haut responsable militaire comme Franco et Horthy…
Tous ont été propulsés de manière subite sur le devant de la scène, pour des raisons historiques propres à leur pays. Ainsi, Benito Mussolini a assumé le nationalisme et a diffusé le style syndicaliste révolutionnaire dans les couches petites-bourgeoises contestataires ; Hitler portait le pangermanisme ; Piłsudski avait une ligne expansionniste non étroitement ethnique polonaise ; Dollfuss portait le catholicisme, tout comme Salazar ; Metaxas, Fracnco et Horthy avaient l’armée avec eux…
De nombreuses figures françaises ont cherché pareillement à profiter du même élan : le colonel La Rocque avec ses Croix de Feu qu’il transforma en Parti Social Français, Henri Dorgères avec ses chemises vertes paysannes, Jacques Doriot avec le Parti populaire français… C’est finalement le maréchal Pétain qui réussit, en profitant de la défaite de 1940 et alors qu’il était une figure du « recours » tendancielle au début des années 1920.
Car le recours par la bourgeoisie, ou plutôt la haute bourgeoisie, à une figure « providentielle » est toujours tendancielle. Il ne s’agit pas d’un processus rationnel, d’une construction sur le sol du réel, comme pour les dirigeants du mouvement ouvrier. Il s’agit simplement d’une capacité à propulser.
Il y a besoin d’une figure qui soit le vecteur de certaines valeurs, d’un certain style. Il n’y a nullement besoin de cohérence idéologique et d’ailleurs justement moins il y en, mieux c’est, puisqu’il s’agit de mettre en avant une figure providentielle agissant de manière pragmatique pour re-solidifier les fondations de la société capitaliste.
Il n’y aucune règle qui puisse ici prévaloir, d’où l’échec de La Rocque, alors que son Parti Social Français était dans les années 1930 un très large mouvement de masses. Pareillement, l’ancien Chef d’État-major des Armées Pierre de Villiers s’était placé comme un tel homme providentiel pour 2022, jouant de la carte du militaire capable de décisions… et c’est pourtant un simple journaliste, Éric Zemmour, qui l’a remplacé à ce poste.
C’est un excellent exemple de cette tendance qui n’est jamais qu’une simple tendance. Chercher de manière rationnelle le positionnement de tels hommes providentiels, c’est rater leur substance et tomber dans le piège.
Rien ne présageait d’ailleurs à ce qu’Éric Zemmour, sans même encore avoir annoncé sa candidature, soit début octobre à 15 % d’intentions de vote. Éric Zemmour a en effet eu une carrière tout à fait classique : d’un milieu modeste, il fait Sciences Po et rate l’ENA, devient journaliste dans les milieux bourgeois conservateurs alors que lui-même intègre la bourgeoisie juive de l’Ouest parisien (avec sa vraie religiosité et son affection pour le Paris Saint-Germain au Parc des Princes), il publie des romans et des essais, tout en étant chroniqueur à la radio et la télévision.
Seulement, avec la seconde crise générale du capitalisme, le point de vue d’Éric Zemmour est utile, car il consiste en un anticapitalisme romantique. Il ne faut pas chercher bien entendu d’idéologie à Éric Zemmour : il n’en a pas.
Déjà, parce qu’aucun homme « providentiel » n’en a, par définition même, et ensuite parce que c’est une tradition française bourgeoise que d’éviter tous système de pensée (ce qui est commun à Napoléon, Napoléon III, Maurras, Jaurès, de Gaulle, etc.).
De plus, Éric Zemmour écrit aussi mal qu’il parle bien et ses œuvres sont d’une faiblesse inouïe, sans aucune colonne vertébrale intellectuelle par ailleurs. Tout est pioché, bricolé, tel un copié collé typique du début du 21e siècle avec toute sa décadence.
Cependant, cet anticapitalisme romantique mis en avant par Éric Zemmour correspond aux besoins de la haute bourgeoisie et il est connu qu’on retrouve comme proches d’Éric Zemmour le riche financier Charles Gave qui promeut une ligne identitaire, le banquier d’affaires de Rotschild puis JP Morgan Jonathan Nadler, l’ancien banquier d’affaire chez Rothschild Julien Madar.
Quand on parle ici de la haute bourgeoisie, on parle en fait d’une certaine haute bourgeoisie, celle de l’Ouest parisien. Celle-ci a connu une profonde transformation, dans la mesure où elle a abandonné le conservatisme catholique qui lui a longtemps servi de porte-drapeau. Elle est désormais ouvertement cosmopolite, fascinée par la modernité du capitalisme américain dans la finance et les startups, elle a largement balancé le racisme par-dessus bord par souci d’efficacité et d’ailleurs elle s’est ouverte aux gens d’origine juive.
C’est ce changement qui, au fond, a torpillé l’ancien Chef d’État-major des Armées Pierre de Villiers, dont la ligne était ouvertement néo-catholique à l’ancienne. Et c’est ce changement qui permet le succès d’Éric Zemmour.
Les financiers qui le soutiennent sont en effet typiques de ces jeunes trentenaires ou légèrement plus âges combinant costumes et baskets, vivant pour l’argent et par l’argent tout en écoutant du rap US sans aucun préjugé.
Le capitalisme est pour eux mondialisé et ils trouveraient absurdes de rejeter un capitaliste parce que noir ou asiatique ; consuméristes et ayant profité d’une France où ils pouvaient librement consommer de Saint-Tropez à Avoriaz, ils sont un mélange de Christian Clavier et de Gerard Depardieu tout en s’imaginant Jean-Paul Belmondo et Alain Delon.
Pour cette raison, cette bourgeoisie nouveau style n’a rien non plus contre la bourgeoisie « catho tradi » dont un excellent exemple est le milliardaire Vincent Bolloré, à la tête du conglomérat possédant notamment CNews transformé en chaîne populiste de droite où justement Éric Zemmour a pu agir en tant qu’agitateur-chroniqueur de 2019 à sa lancée politique en 2021.
C’est en fait, sans aucune originalité, un retour à l’alliance RPR-UDF du tout début des années 1980, avec une aile libérale-commerciale-bancaire pro-Europe (l’UDF) et une aile conservatrice-entrepreneuriale gaulliste (le RPR).
Lorsque se tient en 1990 une convention des états-généraux de l’opposition sur l’immigration, le RPR demande la « Fermeture des frontières » et la « suspension de l’immigration », parle de « réserver certaines prestations sociales aux nationaux » et d’une « incompatibilité entre l’islam et nos lois », etc.
Éric Zemmour dit précisément la même chose et, d’ailleurs, lui aussi entend faire baisser les impôts et les charges pour les entreprises, se prononçant – plus en privé que publiquement – pour un choc libéral, espérant d’ailleurs à ce titre un soutien général de toute la droite, y compris de l’extrême-droite puisque c’était également l’objectif de Jean-Marie Le Pen.
Marine Le Pen a pris entre-temps une orientation nationale-sociale lui permettant de s’acquérir de larges parts du vote ouvrier et populaire, mais elle est incapable de prolonger le tir. Éric Zemmour se pose d’autant plus comme rassembleur de la droite et de l’extrême-droite, sur une base RPR-UDF, avec un RPR revenu « aux sources ».
Il dit lui-même que « Les idées que je défends unissent déjà la droite depuis des années ».
Éric Zemmour ne cache pas d’ailleurs que sa nostalgie, c’est la France des années 1960-1980, c’est-à-dire d’une France produisant les années fric à la Bernard Tapie et les Bronzés font du ski, avec Jean-Jacques Goldmann pour faire de la variété engagée et Coluche pour se moquer.
Ce qu’il représente ainsi, c’est une valorisation de la mondialisation pour les couches sociales valorisées – les vacances à Cancún et New York – et une dévalorisation de la mondialisation en général, qui déclasse la France n’ayant pas réussi à s’insérer suffisamment dans la nouvelle dynamique capitaliste commencée en 1989 avec la chute du mur de Berlin.
Les iPhone et les Mac, c’est bien, mais les prénoms non français comme Mohammed et Kevin, c’est mal.
Pour cette raison, Éric Zemmour est utilisable et utilisé par la haute bourgeoisie, car :
– il promeut l’occidentalisme comme idéologie, avec l’Islam servant de paratonnerre aux inquiétudes ;
– il affirme la nécessité d’une réimpulsion du capitalisme français ;
– il propose un modèle de société dans le passé et non pas dans le futur.
Il y a toutefois deux problèmes de fond. Tout d’abord, Éric Zemmour ne pose pas la question de l’orientation stratégique de la France par rapport à l’affrontement sino-américain. Il devra bien le faire, mais cela va nuire à l’unité de ses partisans dans la haute bourgeoisie, cette question étant encore largement en suspens.
Ensuite, il y a un soutien populaire à Éric Zemmour, car l’immigration s’est déroulée en France sans aucun encadrement et il en relève une véritable anarchie. Le département du 93 est ainsi devenu une vaste zone de réservoir de main d’œuvre bon marché, avec une population coupée historiquement des traditions du mouvement ouvrier, un terrible désœuvrement social, une fuite dans les religions, une montée en puissance des mafias, d’où un violent ressentiment populaire.
Tout cela relève classiquement de l’immigration capitaliste et de son anarchie – il suffit de regarder les États-Unis pour voir cela exprimé de la manière la plus « pure » – mais Éric Zemmour tourne les choses de manière « occidentaliste » en parlant de « grand remplacement », parce qu’il doit jouer un rôle contre-révolutionnaire dans le peuple.
Il le fait d’autant plus aisément d’une part parce que les immigrés ont des conceptions féodales de par leur pays d’origine et que le décalage est total avec un capitalisme développé, et parce que l’immigration capitaliste de ces trente dernières années a accompagné une expansion du capitalisme et qu’ainsi la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie en est contente dans la mesure où cette main d’œuvre bon marché l’a bien aidé.
Avec la crise, l’expansion est terminée, la bourgeoisie change son fusil d’épaule, d’où Éric Zemmour comme levier idéologique.
Et là c’est un problème, car soit il bascule dans le populisme à la Marine Le Pen, mais la haute bourgeoisie n’aime pas vraiment cela (trop risqué !), soit il tombe dans un conservatisme révolutionnaire à la Marion Maréchal, mais alors on perd la base populaire.
Ce qui revient à dire que pour gagner la présidentielle, Éric Zemmour doit toujours plus utiliser de démagogie envers le peuple – ce qui est le fascisme – mais que cela implique de faux espoirs agitant les masses et pouvant par la suite se retourner en son contraire.
Dans tous les cas et il faut ici insister sur ce point : il n’y aura pas de cohérence dans les propos, ni sur le plan intellectuel. C’est justement un piège contre-révolutionnaire visant à happer en ce sens.
Naturellement, les courants « révolutionnaires » petits-bourgeois tomberont dans le panneau, parce qu’ils récusent tant la crise générale du capitalisme que le communisme.
Mais du côté communiste, il faut au contraire se focaliser sur la proposition stratégique révolutionnaire, en considérant qu’Éric Zemmour comme « homme providentiel » – lui ou un autre – représente une tentative de frein, de contournement contre-révolutionnaire.
C’est une course contre la montre entre la révolution et la contre-révolution, Éric Zemmour ne représente rien d’autre qu’une tendance et c’est cette tendance qu’il faut dénoncer, et non pas ce qu’il est ou ce qu’il prétend, qui n’est que démagogie, avec d’autant plus de provocations qu’il s’agit de précipiter le plus de gens possibles dans le piège, afin d’être au centre du jeu.