Quelle a été la base pour l’émergence de la pensée d’Antonio Labriola, du courant futuriste, du théâtre « existentiel » de Luigi Pirandello ?
Il s’agit du contraste et de la contradiction entre l’Italie du Nord et l’Italie du Sud, c’est-à-dire d’une question nationale et, par conséquent, d’une question liée à l’émergence du capitalisme face au féodalisme.
Contrairement à la France, qui a émergé en tant que nation dès le XVIe siècle, avec les débuts d’une réelle unité de langue, de culture, et une stabilité territoriale portés par la monarchie absolue, l’Italie de son côté est restée morcelée en petits États jusqu’au Risorgimento, la « renaissance » du XIXe siècle.
Auparavant, la péninsule italienne était divisée en petits royaumes ou duchés : au Nord du fleuve Tibre, ceux hérités du Saint Empire Romain Germanique et des invasions lombardes, avec le Royaume de Sardaigne avec Turin pour capitale, la République de Gênes, la République de Venise, des Duchés de Milan, de Modène, de Parme, le Grand Duché de Toscane…
Au Sud du Tibre, et sous l’influence directe de la papauté, on trouve le Royaume de Naples et de Sicile, ainsi que les États pontificaux avec Rome pour capitale.
Concrètement, ce qu’on appelle généralement le Mezzogiorno – précisément cette partie au Sud du Tibre – a connu une unité territoriale bien avant le reste de l’Italie, avec le Royaume de Sicile, et cela dès 1130, incluant déjà les Pouilles (région formant le « talon » de l’Italie), jusqu’à Naples.
Au Nord, tous ces petits États, chacun développé autour d’un grand centre urbain, avec des ports marchands comme ceux de Gênes ou de Venise, qui ont respectivement vu naître Christophe Colomb et Marco Polo, ont pu profiter du commerce maritime pour voir émerger très tôt des bourgeoisies parmi les plus influentes du monde.
Celles-ci furent en mesure de développer une culture et une vision hégémonique dans ces États, notamment à travers la figure de Nicolas Machiavel.
Dans le Midi italien, la situation était fort différente. La base économique resta, jusqu’au XIXe siècle, très largement féodale.
La production agricole était organisée en latifundi, des exploitations terriennes extensives, employant beaucoup de paysans sur des surfaces très étendues. Déjà, dans l’antiquité, Pline dénonçait la dimension parasitaire de ce système :
Verumque confitentibus latifundia perdidere Italiam iam vero et provincias.
Il faut avouer que les grandes propriétés ont perdu l’Italie mais aussi désormais les provinces :
sex domini semissem Africae possidebant, cum interfecit eos Nero princeps.
six propriétaires possédaient la moitié de l’Afrique quand l’empereur Néron les mis à mort.
Le Mezzogiorno a donc des caractéristiques spécifiques par rapport au Nord. Les barons se concentraient dans les grandes villes, loin des exploitations, et formaient une classe très puissante formant une cour autour du Roi, bloquant efficacement toutes velléités des classes urbaines pour s’affirmer, réprimant de régulières révoltes citadines.
Pour reproduire sa puissance économique tout en étouffant les marchands et les industriels méridionaux, l’aristocratie exportait la plus grande partie de ses produits agricoles vers d’autres pays industrialisés, renforçant par là même sa dépendance à l’étranger : le Royaume de Sicile et les États pontificaux importaient quasiment tous leurs produits manufacturés d’Angleterre ou des Duchés du nord de l’Italie.
Dans les agglomérations, les barons se servaient également de groupes de brigands pour faire appliquer la loi et prélever les taxes en leur nom. Ces groupes, comme la Camorra ou la Cosa Nostra, furent par exemple chargés par les Rois Bourbons de gérer la police pénitentiaire et les litiges marchands, fermant, en échange, les yeux sur leurs activités criminelles.
Les mafias étaient aussi un soutien culturel important à la noblesse méridionale : pratique des duels, de la vassalité, de l’honneur chevaleresque. Ils effectuaient le relais de la culture féodale parmi les masses des campagnes, parallèlement à l’influence énorme de l’Église. De son côté, le Vatican possédait les deux tiers des latifundi et des biens immobiliers au Royaume de Sicile, les administrant localement via leur réseau monacal, seul lien social effectif dans les campagnes du pays.
Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie septentrionale portée par sa vision machiavelique-pragmatique et appuyée par les pouvoirs d’État, put passer à l’offensive pour réaliser son rôle historique : la création d’un grand marché unifié et d’une culture nationale italienne.
Sur le modèle de Nicolas Machiavel, le Roi de Sardaigne Victor Emmanuel II et son premier Ministre Camillo Cavour prirent l’initiative en 1859, jouant habilement de la rivalité franco-autrichienne pour détruire l’influence de l’Autriche sur les États voisins et y imposer des régimes amis. Le gouvernement Sarde – en fait basé à Turin, le Piémont étant la région la plus développée du Royaume – se plaça alors à la tête du mouvement unificateur et annexa un à un ses voisins, par plébiscite.
Mais si, au Nord, ces rattachements ont pu être vécus culturellement comme une libération de l’emprise étrangère et surtout comme un processus naturel correspondant aux besoins de la production, dans le Mezzogiorno et le Centre ce sont deux États formés depuis plusieurs siècles qui ont été annexés à l’Italie, avec une culture et une structure économique bien différentes.
Malgré des révoltes populaires dans les villes du Sud (toutes écrasées par le régime des Bourbons), le rattachement du Royaume de Sicile à l’Italie fut le fait d’une invasion par les troupes piémontaises en 1860, appelée « expédition des Mille » et menée par Giuseppe Garibaldi.
L’avancée de Giuseppe Garibaldi de la Sicile jusqu’à la capitale, Naples, fut facilitée par de grands renforts de paysans révoltés, journaliers précaires et petits propriétaires espérant une redistribution des terres par le nouveau pouvoir.
Cependant, pour s’assurer le soutien des classes dominantes du Sud au grand projet national – l’adhésion de chaque État s’actant par plébiscite au vote censitaire –, la bourgeoisie du Nord n’était pas en position de tenir cet engagement.
Au mois d’août 1860, la révolte de Bronte contre les latifondistes fut écrasée par les troupes garibaldiennes et les principaux participants furent fusillés. Cet événement, d’une importance symbolique très grande, marqua la fin de la tendance pro-italienne parmi les paysans pauvres du Mezzogiorno, et leur retour dans le giron de l’influence féodale, à travers une mobilisation nationaliste en soutien aux Bourbons.
Le Mezzogiorno connut alors une sorte de guerre civile, le « brigantaggio », avec la formation de bandes armées plébéiennes, s’attaquant aux troupes italiennes, souvent sous la bannière des Bourbons, mais aussi sous la forme de pures bandes de malfrats, jouant les Robins de Bois.
Cette aventure nihiliste a produit des figures mythiques de brigands au grand cœur et a marqué la culture populaire du Sud, malgré l’impasse évidente qu’elle représentait. Avant la fin du XIXe siècle, toutes ces bandes furent éliminées, les mafias offrirent quant à elles leur soutien au nouveau pouvoir central.
Le maintien de l’aristocratie méridionale et de son organisation latifundaire devint clairement, au moment de la création de ce grand marché unifié italien, une cause d’arriération économique du Sud.
Ce modèle extensif, assurant une reproduction constante de la production sur de grandes surfaces, efficace pour écraser la petite bourgeoisie terrienne pendant les siècles précédents, ne pouvait pas rivaliser en productivité avec l’agriculture capitaliste intensive développée au Nord depuis déjà des décennies.
Le nouvel État italien, loin de diviser les latifundi, revendit tels quels ceux qu’il avait saisi à l’Église et à l’État Bourbon. Une politique protectionniste fut mise en place dès les années 1860 pour protéger les industries septentrionales de la concurrence étrangère et remplacer définitivement leur emprise sur les ressources agricoles méridionales.
Quand vint la crise mondiale de surproduction en 1880 et la chute du prix des matières premières, la bourgeoisie sudiste peu compétitive s’effondra et certaines des plus grandes industries du Sud, comme les chantiers navals de Campanie ou la sidérurgie de Mongiana, furent rachetées et physiquement déplacées vers le Nord par des conglomérats financier septentrionaux.
C’est à cette époque que correspond le début d’une forte émigration vers le Nord du pays ou vers les États-Unis, ainsi que la culture « méridionaliste » présentant le mythe d’un Mezzogiorno humilié et floué, encore présent aujourd’hui, et qui, en l’absence de projet socialiste concret adapté aux conditions de la région, contribue à un esprit anti-unitaire, fortifié par l’Église.
L’absence d’une avant-garde progressiste, qu’elle soit bourgeoise ou prolétarienne, dans le Sud de l’Italie, a donné naissance à un vide qui profita à l’Église, lui permettant d’avoir un poids réactionnaire sur la vie du pays tout entier, contre la laïcité, contre la République, contre l’unité.
Quand, sur le tard, Antonio Gramsci commença à se pencher sur la question, il vit immédiatement un rapport semi-colonial entre le Nord et le Sud, et voici comment il exposa sa vision au Congrès du Parti en 1926 :
« Les résultats de cette politique sont en effet le déficit du budget de l’État, l’arrêt du développement économique de régions entières (Mezzogiorno, les îles…), la misère croissante de la population laborieuse, l’existence d’un courant continu d’émigration et l’appauvrissement démographique qui en découle.
En particulier, le compromis passé entre les classes dominantes du pays donne aux populations laborieuses du Mezzogiorno une position analogue à celles des colonies, les grands propriétaires terriens et la bourgeoisie méridionale jouent le même rôle que celles qui dans les colonies s’allient aux métropoles pour assujettir la masse du peuple qui travaille. »
Antonio Gramsci remarque aussi le danger, dans l’optique d’une révolution prolétarienne strictement limitée au nord, d’un ralliement des paysans méridionaux aux restes de la classe féodale, historiquement et économiquement liée aux puissances étrangères,
Il note ainsi, dans le journal L’Unità, en mars 1924 :
« Dans la situation actuelle, avec la dépression des forces prolétariennes, les masses paysannes méridionales ont pris une énorme importance dans le camp révolutionnaire.
Soit le prolétariat, à travers son parti politique, réussit pendant cette période à se doter d’un système d’alliés dans le Mezzogiorno, soit les masses paysannes chercheront des dirigeants politiques dans leur propre zone, c’est à dire qu’ils s’abandonneront complètement entre les mains de la petite bourgeoisie méridionale amendolienne, devenant une réserve pour la contre-révolution, renforçant le séparatisme et la possibilité d’un appel aux armées étrangères dans le cas d’une révolution purement industrielle au nord.
Le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et paysans » doit, pour cette raison, tenir tout spécialement compte du Mezzogiorno, ne doit pas confondre la question des paysans méridionaux et la question générale des rapports entre ville et campagne dans un tout économique organiquement soumis au régime capitaliste: la question méridionale est aussi une question territoriale est c’est de ce point de vue qu’elle doit être examinée afin d’établir un programme de gouvernement ouvrier et paysan qui puisse avoir un large écho parmi les masses. »