Il est absolument impossible de résumer la littérature du siècle d’or, pour deux raisons. Tout d’abord, c’est en raison du nombre d’oeuvres et d’auteurs. On sent qu’il y a un espace d’ouvert et nombre d’écrivains s’y précipitent.
Ensuite, on ne trouve pas d’unité formelle, la littérature étant comme une sorte de projection culturelle sur l’Espagne émergeant à la Reconquête. Comme le baroque, idéologie catholique, va prendre le dessus, c’est d’autant plus vrai.
La nation espagnole va payer très cher cette absence de cristallisation nationale, que connaît par opposition, par exemple, la France au 17e siècle. Quand on voit que c’est le Don Quichotte de Cervantès qui représente le roman national espagnol, on voit le problème : c’est trop dispersé, trop riche en directions multiples, sans cadre général posé uniformément.
Le même problème se pose avec l’oeuvre classique de l’époque, très difficile d’accès de par son éparpillement, qu’est El Criticón de Baltasar Gracián, publié au 17e siècle.
Deux noms ressortent toutefois pour cerner le siècle d’or comme celui de l’émergence nationale espagnole, à rebours du baroque : Félix Lope de Vega Carpio (1562-1625) et Pedro Calderón de la Barca (1600-1681).
Cela ne veut pas dire qu’eux-mêmes n’aient pas été marqués par le baroque ou qu’ils ne s’y insèrent pas, parfois. Néanmoins, ces deux auteurs présentent des œuvres très vivantes, correspondant à la dynamique nationale.
On remarquera ici aussi la trajectoire parallèle des deux auteurs ; Lope de Vega a été marin dans l’invincible armada et terminera sa vie ecclésiastique (sans parvenir à obéir au principe de chasteté), alors que Pedro Calderón de la Barca a servi en Flandres et en Italie notamment, avant de finir prêtre.
Lope de Vega est un auteur prolixe, avec autour de 1800 pièces de théâtre (dont plus de 100 écrits en 24 heures), 400 drames religieux, 5 romans, 4 nouvelles, 9 épopées, 3 000 sonnets. Sa posture est classiquement espagnole ici : la dignité, l’honneur, l’amour, le pays, la religion.
On doit penser ici à la définition du style « la cape et l’épée » et, en fait, pour comprendre ce théâtre, il suffit de se tourner vers Corneille, car son théâtre est véritablement espagnol plus que français, surtout quand il est capable de mêler le comique et le tragique. On notera ici que Le menteur de Corneille puise notamment à un grand classique du siècle d’or, La verdad sospechosa (La vérité suspecte) de Juan Ruiz de Alarcón.
Avec Lope de Vega, on est donc dans les intrigues s’entremêlant, les détours et les rebondissements. On devine le caractère espagnol, à la fois raide et mobile, où les actions priment en raison de postures.
On notera également l’apport du personnage du type « gracioso », facétieux, qui accompagne le héros, ainsi que la remise en cause de la règle des trois unités (de temps, de lieu, d’action). Comme on s’en doute, le théâtre espagnol ne se fonde pas sur le théâtre grec ou romain ; il puise véritablement, comme tout l’art du siècle d’or, dans le parcours bien spécifique lié à la Reconquête.
Dans La viuda valenciana (La veuve de Valence), la veuve rencontre un nouvel amour tout en étant masquée ; dans El perro del hortelano (Le Chien du jardinier), la femme ne veut pas avouer son amour tout en refusant de le laisser partir (tel le chien du jardinier qui ne mange pas les choux et ne les laisse pas manger).
Dans Los Locos de Valencia (Les fous de Valence), un homme se fait passer pour un philosophe dérangé après un duel ayant mal fini, et des péripéties aboutissent à des histoires d’amour. El anzuelo de Fenisa (Le crochet de Fenisa) traite de l’échec d’une courtisane face à un couple amoureux.
Plus brutale sont d’autres pièces, plus marquantes, aussi. Dans Peribáñez y el Comendador de Ocaña (Peribáñez et le Commandant de Ocaña), le paysan Peribáñez doit tuer un commandant cherchant à violer sa femme ; il est pardonné par le roi.
Dans Fuenteovejuna, le village se révolte contre le commandant de la forteresse qui les maltraite. Le commandant tué, les villageois sont tous torturés, hommes, femmes, enfants, mais avouent sous la torture seulement que c’est Fuenteovejuna, soit le nom du village, qui l’a tué. Interrogé par le roi et la reine, la vérité est révélée et il leur est pardonné.
Dans El mejor alcalde, el rey (Le meilleur maire, le roi), une femme devant se marier à un hidalgo appauvri est enlevé et violé par un noble. Le roi, incognito, enquête et vient rétablir la justice, en mariant la femme à son violeur puis en exécutant celui-ci pour qu’elle puisse se marier à l’hidalgo.
Dans Castigo sin venganza (Punition sans vengeance), un noble voit son fils avoir une relation avec sa belle-mère ; il ligote cette dernière et fait en sorte que son fils la tue en prétextant que c’est un comploteur. Puis, le fils et exécuté.
Lope de Vega eut une reconnaissance nationale à sa mort, et c’est Pedro Calderón de la Barca qui en prit directement le relais. Son théâtre, plus avancé, fit qu’il obtint une renommée immense et une reconnaissance complète de la Cour ; la capacité d’expression imagée de Calderon a eu un impact très important sur la littérature mondiale, notamment en Angleterre et en Allemagne.
Dans El médico de su honra (Le médecin de son honneur), on est dans une folie meurtrière masculine pour des questions d’honneur, avec les femmes victimes. La fin est un monument patriarcal :
« – le roi.
Je dis que vous fassiez nettoyer la porte de votre maison, car on y voit empreinte une main ensanglantée.– don gutierre.
Sire, ceux qui exercent un office public ont coutume de placer au-dessus de leur porte un écu à leurs armes. Mon office à moi, c’est l’honneur. Et c’est pourquoi j’ai mis au-dessus de ma porte ma main baignée dans le sang, parce que l’honneur, sire, ne se lave qu’avec du sang.– le roi.
Donnez donc votre main à Léonor ; je sais qu’elle en est digne.– don gutierre.
J’obéis. — Mais considérez bien qu’elle est tachée de sang, Léonor.– doña léonor.
Peu m’importe, je n’en suis ni étonnée ni effrayée.– don gutierre.
Considérez, Léonor, que j’ai été le médecin de mon honneur, et que je n’ai pas oublié ma science.– doña léonor.
Avec elle vous guérirez ma vie, si elle devient mauvaise.– don gutierre.
À cette condition, voilà ma main.– tous les personnages.
Ainsi finit le Médecin de son honneur. Pardonnez-en les nombreuses imperfections. »
Deux autres œuvres racontent comment un mari tue sa femme : El pintor de su deshonra (Le peintre de son déshonneur) et A secreto agravio, secreta venganza (À insulte secrète, vengeance secrète).
L’Alcade de Zalamea (Le maire de Zalamea) est pareillement extrêmement violent et patriarcal ; le nouveau maire d’une ville condamne à mort le violeur de sa fille, qui termine dans un couvent, avec le roi intervenant.
C’est un prétexte pour valoriser l’alcade face aux chefs de guerre et à leurs soldats aux comportements criminels. L’alcade suit en effet la loi, et donc le roi, qu’il a représenté comme il est dit dans la pièce, car désormais il y a une seule justice, dans un pays unifié :
« Le Roi : Comment avez-vous osé ?
Crespo : Vous avez dit que cette sentence avait été rendue selon les règles.
Le Roi : Le conseil de guerre n’aurait pas été capable d’exécuter cette sentence ? Crespo : Toute votre justice ne forme qu’un seul et même corps. S’il possédait plusieurs mains, il n’y aurait pas un même acte où une seule main condamne et exécute… »
Dans El principe constante (Le prince constant), un prince emprisonné par les musulmans se sacrifie pour protéger une ville catholique, ce qui est bien entendu tout à fait conforme à l’idéologie dominante.
Son œuvre majeure est à la croisée de l’esprit national espagnol et du baroque. Dans La vida es sueño (La vie est un songe), l’intrigue est compliquée à souhait mais d’une grande cohérence, avec un jeune prince enfermé, qui se réveille roi du jour au lendemain et croit qu’il avait rêvé auparavant, pour redevenir emprisonné et pensé avoir rêvé de son statut de roi. Il finira vraiment roi.
Ce passage très révélateur de l’angoisse espagnole, qu’il faut par contre absolument mettre en relation avec la question de la dignité, de sa place dans le monde qui doit être stable à travers le caractère instable de ce monde justement.
Il ne s’agit pas de baroque « pur » et d’ailleurs ce n’est pas au sens strict une pièce à caractère religieux.
« Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu’il est, sans que personne s’en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de fers, et j’ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse.
Qu’est ce que la vie ? – une fureur. Qu’est ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de choses, car toutes la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes. »
Une pièce a inversement une portée didactique de type religieux : El gran teatro del mundo (Le grand théâtre du monde), avec une mise en abîme où des acteurs découvrent leur rôle dans la vie (le roi, la beauté, le paysan, la vie, la sagesse, le riche, le pauvre), avant de devoir l’abandonner, nu.
C’est une pièce en un seul acte, qui relève en fait des « auto sacramentales », des pièces courtes ayant une portée religieuse et utilisant des allégories. Elles auront une immense importance en Espagne, néanmoins cela relève de la question du baroque au sens strict.
Le troisième grand dramaturge espagnol de l’époque, Tirso de Molina (1579-1648), se place dans cette perspective plus directement, mêlant les genres et poussant les complications au maximum. Lui-même fut toute sa vie un religieux, qui écrivit de très nombreux autosacramentales.
Il fut réprimé par l’Église en raison de sa trop grande production d’oeuvres non religieuses, dont l’une d’elle, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (Le moqueur de Séville et l’invité de pierre) inaugure le personnage de Don Juan.