Pour comprendre le conflit russo-ukrainien, il faut cerner ses deux aspects principaux. Il y a tout d’abord la tendance à la guerre, avec des interventionnismes américain et russe très marqués. Il y a ensuite les rapports historiques entre la Russie et l’Ukraine.
La question du rôle du challenger
Dans les années 1960-1970, Mao Zedong a considéré que l’URSS social-impérialiste était la principale menace pour la paix du monde. La raison en est que l’URSS était le challenger. La superpuissance américaine ayant l’hégémonie, elle cherche surtout à maintenir ses positions, alors que le challenger doit venir chercher le numéro un sur son terrain.
Cela ne veut nullement dire que la superpuissance américaine ne poussait pas à la guerre. Néanmoins, la superpuissance soviétique était l’aspect principal de la contradiction entre superpuissances. On voit d’ailleurs que le pacte de Varsovie avait en 1982 pratiquement deux fois plus de tanks que l’OTAN, que l’URSS avait bien plus de têtes nucléaires que les États-Unis, etc.
Le piège de Thucidyde
L’universitaire américain Graham Allison, qui a été notamment conseiller de plusieurs secrétaires d’États (sous Reagan, Clinton et Obama) et est une figure des thinks tanks impérialistes américains, a publié en 2017 un ouvrage intitulé « Destinés à la guerre : l’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au piège de Thucydide ? ».
Il se fonde sur l’ouvrage La Guerre du Péloponnèse de l’Athénien Thucydide, où on lit que « Ce qui rend la guerre inévitable était la croissance du pouvoir athénien et la peur qui en résultait à Sparte. » Plus qu’une analyse géopolitique, cela reflète surtout la ligne stratégique américaine.
Car il ne faut pas confondre l’engrenage menant à la guerre et le caractère inéluctable de la guerre dans un cadre capitaliste, en raison de la nécessité du repartage du monde.
Le caractère inéluctable de la guerre
Staline, évaluant la situation, précise bien en 1952 dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :
« Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.
Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.
Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »
On doit bien distinguer l’engrenage, qui peut porter sur tel ou tel point et est toujours relatif, de la tendance à la guerre qui est-elle absolue.
Le conflit russo-ukrainien : la compétition impériale
Il n’existe pas de conflit entre les peuples russe et ukrainien, qui historiquement sont fondamentalement liés. L’amitié entre les peuples a cependant été pris en étau par l’expansionnisme russe et par la superpuissance américaine.
La Russie, dans un esprit chauvin où elle est de caractère « grand-russe », par opposition aux « petits-russes », a exigé la satellisation de la Biélorussie et de l’Ukraine. Les forces capitalistes bureaucratiques ont été soutenus, avec une oligarchie contrôlant des pays corrompus où l’opposition est écrasée.
La superpuissance américaine avait-elle préparé le terrain pour mener une révolution idéologique et culturelle et donner naissance à sa propre couche capitaliste bureaucratique.
Cet affrontement va provoquer la partition de l’Ukraine en 2014.
Le conflit russo-ukrainien : le rôle américain
En fait, à partir des années 1980, la superpuissance américaine a, depuis ses universités et surtout Harvard, proposé une relecture de l’histoire russo-ukrainienne des années 1920-1930.
L’URSS aurait voulu briser l’Ukraine, et ce dès le départ. Elle aurait sciemment laissé des gens mourir de faim en Ukraine, afin de l’écraser nationalement.
Il y aurait une extermination par la faim (« Holodomor » en ukrainien), coûtant la vie à entre entre 2,6 et 5 millions de personnes. Cette théorie a été reprise officiellement par l’État ukrainien après l’effondrement de l’URSS, avec une négation systématique de tout ce qui avait un rapport culturel ou historique avec le passé soviétique.
Quant à l’historien américain James Mace, à la tête de la commission américaine sur la « famine en Ukraine » dans les années 1980, et le théoricien du prétendu « holodomor » servant à détruire l’Ukraine en tant que nation, il a été enterré en Ukraine, dans un cimetière dédié désormais aux « patriotes ».
Et la rue de l’ambassade américaine à Kiev, auparavant rue de la Collectivisation puis Yuri Kotsyubinsky (du nom d’un renégat fusillé en 1937), a pris son nom en 2016.
La théorie de l’holodomor
L’idéologie de l’État ukrainien à partir du début des années 1990 est ainsi un pur produit américain. La nation ukrainienne aurait manqué d’être exterminé par l’URSS. L’historien américain James Mace résume cela ainsi en 1982 à Tel Aviv :
« Pour centraliser le plein pouvoir entre les mains de Staline, il était nécessaire de détruire la paysannerie ukrainienne, l’intelligentsia ukrainienne, la langue ukrainienne, l’ukrainien, l’histoire telle que comprise par les Ukrainiens, pour détruire l’Ukraine en tant que telle… Le calcul est très simple et primitif : s’il n’y a pas de peuple, alors il n’y a pas de pays séparé, et par conséquent, il n’y a pas de problèmes. »
On lit, dans cette optique nationale fantasmagorique, dans le document officiel de l’État ukrainien « Holodomor Le génocide en Ukraine 1932-1933, que :
« LES FERMIERS UKRAINIENS n’ont pas été privés de nourriture dans le but de les obliger à rejoindre les fermes collectives ; le processus de la collectivisation bolchevique des terres était pratiquement achevé en été 1932.
Le génocide par la famine a été volontairement dirigé dès l’origine contre la paysannerie ukrainienne en tant que noyau central de la nation ukrainienne qui aspirait à un État indépendant.
Elle était gardienne des traditions séculaires d’une agriculture libre et détentrice de valeurs nationales ; l’un et l’autre contredisaient l’idéologie communiste et suscitaient l’hostilité débridée des dirigeants bolcheviks. »
L’inanité de la théorie de l’holodomor
Les tenants de cette fantasmagorie sont pourtant en même temps obligés de reconnaître que la systématisation de la langue ukrainienne date précisément des années 1920-1930, que l’ukrainisation généralisée a caractérisé la politique soviétique.
Il n’y avait auparavant pas de presse ukrainienne, pas de maisons d’édition, le tsarisme écrasait l’Ukraine. Avec l’URSS, l’Ukraine s’affirme ouvertement sur le plan culturel et national. Il est donc absurde de constater cette affirmation et d’en même temps prétendre que l’URSS aurait voulu « anéantir » l’Ukraine. Il s’agit très clairement d’une interprétation façonnée par la superpuissance américaine afin de faire converger les multiples courants nationalistes ukrainiens.
Le rapport historique entre l’Ukraine et la Russie
Le rôle de la Russie n’est pas moins pervers que celui de la superpuissance américaine. En effet, la Russie abuse des liens culturels et historiques.
Car l’Ukraine est « russe » autant que la Biélorussie et la Russie. La première structure étatique est d’ailleurs la Rus’ de Kiev, qui a existé du 9e au 13e siècle. Elle s’est effondrée sous les coups des Mongols. Il y a alors, pour simplifier, trois forces dans la région :
– un bloc polonais-lituanien-biélorusse-ukrainien, qui existe jusqu’en 1795 comme grand-duché de Lituanie puis République des Deux Nations ;
– une Ukraine cherchant à se libérer de la domination du premier bloc, tout en étant la cible régulière des Tatars passant par la Crimée ;
– un bloc russe avec la grande-principauté de Moscou qui parvient à supprimer le joug mongol pour former un tsarat qui ne va pas cesser de s’agrandir, notamment aux dépens du khanat de Sibérie.
La Pologne, qui aujourd’hui se présente comme un martyr de l’Histoire, a ainsi en fait été une grande puissance visant à l’hégémonie régional, allant jusqu’à occuper Moscou au début du 17e siècle.
Les Ukrainiens devaient quant à eux choisir un camp. Le chef des cosaques, Bogdan Khmelnitski, fit alors le choix de la Russie, après s’être rebellé contre la noblesse polonaise.
Le traité de Pereïaslav de 1654 marque alors littéralement la fusion de l’histoire russe et ukrainienne, comme peuples « russes » parallèles.
Le conflit russo-ukrainien : le rôle russe
L’expansionnisme russe abuse cette histoire « russe » parallèle de manière complète, avec une démagogie sans limites. Elle le fait dans une optique grand-russe, où l’Ukraine ne serait jamais qu’une petite-Russie ne pouvant exister sans sa réelle base historique. Elle diffuse un ardent nationalisme en Russie.
Et aux gens en Ukraine qui sont attachés à la Russie, car il s’agit de deux peuples frères, elle dit que ne pas obéir à la Russie serait perdre tout caractère russe, comme si seule la Russie portait historiquement la Rus’ de Kiev.
Cela marque surtout les gens tout à l’est de l’Ukraine, du Donbass, le bassin houiller du Donets, mais même la partie est du pays en général, particulièrement lié à la Russie et parlant couramment le russe dans leur vie quotidienne, voire le pratiquant comme principale langue.
Il y a bien entendu une part de vérité, car les forces au service de la superpuissance américaine veulent inventer une Ukraine qui n’aurait aucun rapport historique avec la Russie. Et c’est d’autant plus vrai que les forces nationalistes ukrainiennes sont ultra agressives.
Le conflit russo-ukrainien : le nationalisme ukrainien
Le nationalisme ukrainien a une forme très particulière. Sa base historique vient en effet de l’extrême-ouest du pays, ce qui lui confère des traits déformés au possible.
Lorsque le tsarisme s’effondra, les forces bourgeoises ukrainiennes fondirent une « République populaire ukrainienne », qui ne dura que jusqu’en 1920 avec la victoire de l’armée rouge.
La Galicie orientale resta cependant aux mains de la Pologne. Cette région et l’Autriche deviennent alors le bastion des nationalistes ukrainiens, qui fondent en 1929 l’Organisation des nationalistes ukrainiens, avec comme dirigeant Stepan Bandera.
Anti-polonaise, antisémite, antisoviétique, pratiquant dans les années 1930 régulièrement le meurtre jusque des opposants, l’organisation convergea ensuite avec l’Allemagne nazie et forma une légion ukrainienne, puis une Armée insurrectionnelle ukrainienne massacrant notamment 100 000 Polonais dans une perspective de purification ethnique.
Cette « armée » finit par se retrouver à combattre très brièvement l’Allemagne nazie en cherchant un appui américain, avant d’être écrasée par l’avancée de l’armée rouge, alors que Stepan Bandera est exécuté par le KGB en Allemagne de l’Ouest en 1959.
La Galicie orientale devint alors soviétique, mais reste marqué par cette aventure « banderiste », surtout que la mouvance banderiste des pays occidentaux s’est précipité dans le pays après l’effondrement de l’URSS.
La valorisation de Stepan Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne relève désormais de l’idéologie officielle et est portée par de multiples organisations nationalistes extrêmement actives et militarisées.
L’Euromaïdan et les nationalistes ukrainiens
Les organisations nationalistes ukrainiennes ont été très médiatisées au moment des rassemblements appelés « Euromaïdan », de par leur activisme violent et leur iconographie ouvertement nazie.
Ces organisations, comme Secteur droit ou Svoboda, se veulent les successeurs de Stepan Bandera, leur bastion est la partie extrême-occidentale du pays, la Galicie qui n’a rejoint le reste de l’Ukraine qu’en 1945.
Elles ont joué le rôle des troupes de choc lors de l’Euromaïdan, c’est-à-dire les rassemblements sur la place Maïdan (c’est-à-dire de l’indépendance) à Kiev, fin 2013 – début 2014. Jusqu’à 500 000 personnes ont protesté contre le régime, corrompu et à bout de souffle.
Ce fut alors la « révolution », c’est-à-dire la mise de côté de l’oligarchie pro-russe et son remplacement par une autre oligarchie, cette fois pro-américaine ou pro-européenne.
La dénomination du mouvement vient de Radio Free Europe, la radio américaine, alors que les États-Unis ont déversé des milliards par l’intermédiaire d’associations et d’ONG. Depuis 2014, le régime en place est ainsi pro-occidental, violemment anti-russe, farouchement anti communiste, réécrivant l’histoire ukrainienne.
Le séparatisme au Donbass et la question de la Crimée
Initialement, il y a eu des révoltes contre la ligne triomphant à l’Euromaïdan. Ces révoltes, manipulées par la Russie, ont immédiatement abouti à des mouvements séparatistes, usurpant l’antifascisme et les références soviétiques. Cela a donné deux pseudos-républiques populaires, celle de Donetsk et celle de Louhansk.
Dans les deux cas il s’agit de régimes satellites de la Russie, de forme anti-démocratique, patriarcale-clanique, avec les exécutions sommaires et la torture, tout comme d’ailleurs chez les unités anti-séparatistes néo-nazies quelques kilomètres plus loin.
L’idée était initialement d’unifier ces deux « républiques populaires » avec l’Est de l’Ukraine, pour former une « Nouvelle-Russie ». D’ailleurs, initialement les séparatistes avaient davantage de territoires ; à la suite de l’intervention ukrainienne, ils en perdu les deux-tiers.
La Russie a également profité de la situation pour annexer la Crimée. Cette région avait été littéralement offerte à l’Ukraine par le révisionniste Nikita Khrouchtchev, alors qu’historiquement la région est russe. Le prétexte était le 300e anniversaire du traité de Pereïaslav signé par Bogdan Khmelnitski avec la Moscovie, liant l’Ukraine à la Russie.
L’écrasante majorité des gens de Crimée a accepté le coup de force et l’annexion russe. Il n’en reste pas moins que c’est une invasion et une annexion contraire au principe du droit international, avec qui plus est des troupes russes sans uniformes afin de masquer les faits.
La Crimée ou la Nouvelle-Russie ?
L’expansionnisme russe fait face à un dilemme qui caractérise toute son attitude militaire et politique. D’un côté, la Crimée est alimentée en eau potable par un canal partant d’Ukraine et désormais fermé. Il lui faut impérativement débloquer cette situation.
Cependant, cela impliquerait, du point de vue expansionniste, d’effectuer un débarquement massif et de s’approprier une bande de terre au bord de la mer Noire, ce qui est délicat à défendre. Il faudrait en fait même étendre cette bande jusqu’aux pseudos « républiques populaires » et cela veut dire que le débarquement doit s’accompagner d’une pénétration massive par les troupes pour maintenir la conquête.
De l’autre, la Russie a l’espoir de disposer de l’accord passif d’une partie de la population à l’Est du pays en cas de passage à une hégémonie russe. Cela veut toutefois dire qu’il faudrait une pénétration militaire massive et, de ce fait, cela ne résoudrait pas la question de l’eau potable pour la Crimée.
Une troisième option serait une double combinaison débarquement – pénétration massive, mais ce serait là littéralement mener une guerre ouverte à l’Ukraine, alors que les deux autres options peuvent se maintenir comme opérations « localisées ».
L’expansionnisme russe se heurte à l’hégémonie de l’OTAN
Dans tous les cas, l’expansionnisme russe à l’Est se heurte à l’hégémonie de l’OTAN, qui s’est installé en Europe centrale et dans pratiquement tous les pays de l’Est européen. Les velléités impérialistes des uns et des autres ne peuvent qu’entrer en contradiction antagonique.
La tendance à l’affrontement impérialiste est inéluctable de par la prise d’initiative des uns et des autres, alors que le conflit sino-américain se dessine en toile de fond comme base pour la troisième guerre mondiale. La question russo-ukrainienne doit être réglée en un sens ou un autre, telle est la logique des deux blocs : les Américains pour passer à la Chine, la Russie pour assumer son expansionnisme.
La prise d’initiative des peuples du monde face à la guerre va être essentielle et cela dans un contexte de seconde crise générale du capitalisme qui va exiger un haut niveau d’engagement de leur part. L’époque va être particulièrement tourmentée et nécessitera une implication communiste à la hauteur.