Le problème fondamental des affirmations de Maïmonide, c’est qu’elles en font un disciple d’Aristote, d’un « philosophe » qui n’utilise pas directement les écrits sacrés ou la tradition orale.
Le guide des égarés s’est, pour cette raison, fait littéralement écharpé par nombre de rabbins, justement pour cette tendance « philosophique ».
En effet, comme nous l’avons vu, il est absolument évident que Maïmonide reprend le schéma mélangeant Platon à Aristote, où on a : DIEU => premier ange (ou sphère) => second ange => etc. jusqu’à => 10e sphère => notre monde.
Maïmonide dit ouvertement :
« Nous avons déjà donné précédemment, dans ce traité, un chapitre où l’on expose que les anges ne sont pas des corps. C’est aussi ce qu’a dit Aristote ; seulement il y a ici une différence de dénomination : lui, il dit « Intelligences séparées », tandis que nous, nous disons « anges. »
Quant à ce qu’il dit, que ces Intelligences séparées sont aussi des intermédiaires entre Dieu et les (autres) êtres et que c’est par leur intermédiaire que sont mues les sphères, – ce qui est la cause de la naissance de tout ce qui naît, – c’est aussi ce que proclament tous les livres (sacrés) ; car tu n’y trouveras jamais que Dieu fasse quelque chose autrement que par l’intermédiaire d’un ange. »
Le guides des égarés
C’est le schéma que l’on retrouve chez Al Farabi et Avicenne : le Dieu « bon » en soi produit indirectement une première sphère, qui alors créé de fait le multiple (Dieu n’est plus « seul »), et donc créé une seconde sphère, qui en créé une troisième, etc.
Naturellement, Maïmonide ne parle jamais d’Avicenne, il attribue sa conception au judaïsme authentique, mais qui aurait été perdu, etc. C’est une démarche d’attribution à un passé mythique que l’on retrouvera systématiquement dans la kabbale.
Cependant, ce n’est pas tout. Maïmonide suit ici tellement Aristote qu’il parle lui-même de sphères et reconnaît tout à fait l’importance de l’astrologie. Maïmonide admett ainsi tout à fait le système où tout vient par en haut par une succession d’étapes, d’anges, mais sa vision du monde emprunte très largement au néo-platonisme, à la lecture « magique » du monde.
Le « un » s’épanche sur le monde, et les humains doivent remonter à la source. Normalement, Aristote considère que l’humain est heureux en méditant sur le monde, car le moteur divin est loin et tourné vers lui-même.
Mais Maïmonide a besoin d’un Dieu « pensant », pour justifier le libre-arbitre. Qu’à cela ne tienne, il reprend le thème néo-platonicien du « Dieu-Un » comme source où il faut retourner. Il a juste besoin d’ajouter que Dieu a choisi de faire des émanations.
Il dit ainsi, de manière conforme au néo-platonisme :
« Il en est de même dans l’univers : l’épanchement, qui vient de Dieu pour produire ces Intelligences séparées, se communique aussi de ces intelligences pour qu’elles se produisent les unes les autres, jusqu’à l’intellect actif avec lequel cesse la production des intelligences séparées.
De chaque intelligence séparée, il émane également une autre production, jusqu’à ce que les sphères aboutissent à celle de la lune.
Après cette dernière vient ce (bas) corps qui naît et périt, je veux dire la matière première et ce qui en est composé. De chaque sphère il vient des forces (qui se communiquent) aux éléments, jusqu’à ce que leur épanchement s’arrête au terme (du monde) de la naissance et de la corruption. » (Le guides des égarés)
Et voici comment il présente le rôle des « planètes », des « sphères », des anges intermédiaires :
« On sait, et c’est une chose répandue dans tous les livres des philosophes, que lorsqu’ils parlent du régime (du monde), ils disent que le régime de ce monde inférieur, je veux dire du monde de la naissance et de la corruption, n’a lieu qu’au moyen des forces qui découlent des sphères célestes.
Nous avons déjà dit cela plusieurs fois, et tu trouveras que les docteurs disent de même (Beréchit Rabbâ 10) [commentaire de la Torâ datant des 5-6e siècles] : « Il n’y a pas jusqu’à la moindre plante ici-bas qui n’ait au firmament son mazzâl (c’est-à-dire son étoile), qui la frappe et lui ordonne de croître, ainsi qu’il est dit (Job 38:33) : « Connais-tu les lois du ciel, ou sais-tu indiquer sa domination (son influence) sur la terre ? » – (par mazzâl on désigne aussi un « astre », comme tu le trouvers clairement au commencement du Beréchit Rabbâ, où ils disent : « Il y a tel mazzâl (c’est-à-dire tel astre ou telle planète) qui achève sa course en trente jours, et tel autre qui achève sa course en trente ans).
Ils sont donc clairement indiqué par ce passage que même les individus de la nature sont sous l’influence particulière des forces de certains astres ; car quoique toutes les forces ensemble de la sphère céleste se répandent dans tous les êtres, chaque espèce cependant se trouve aussi sous l’influence particulière d’un astre quelconque.
Il en est comme des forces d’un seul corps, car l’univers tout entier est un seul individu, comme nous l’avons dit. »
(Le guides des égarés)
Nous touchons ici le cœur de la vision du monde de Maïmonide :
a) il accepte la vision d’Aristote : moteur divin => 1ère sphère => 2de sphère, etc.
b) mais comme il a besoin d’un Dieu actif et non pas passif comme le moteur divin, il puise dans Platon le principe du « Dieu-Un » penché sur le monde produit de ses émanations divines.
Le système tient, mais est contradictoire. C’est précisément là qu’intervient la kabbale, pour combler le système en modifiant l’ordre hiérarchique et en faisant placer Platon et son « Dieu-Un » avant Aristote et sa division en sphères.