Il serait erroné de penser qu’il n’y a pas eu des penseurs dont la logique fut proche de celle de Martin Luther ; d’ailleurs, la mystique rhénane avait le même profil que les thèses de Martin Luther.
Cependant, la mystique rhénane était un phénomène intellectuel-théologique, qui n’avait pas encore d’espace pour exister sur le plan idéologique, culturel et social. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas déjà de brutales irruptions contestataires par l’intermédiaire de la religion.
Un exemple connu fut, en 1476, le berger Hans Böhm, qui affirma avoir des visions, pensant voir la Vierge Marie, commençant à prêcher dans les environs de là où il vivait. Il affirma que chacun devait lui-même travailler pour gagner sa vie, qu’il ne devait plus y avoir de couches sociales privilégiées que la terre, les forêts, les eaux, relevaient de la propriété collective.
Il attira jusqu’à 70 000 personnes en pèlerinage à Niklashausen pour venir le voir et lorsqu’il appela à un prochain prêche réservé aux hommes, devant qui plus est venir armé, afin d’écouter un message particulier de la Vierge Marie, il fut arrêté.
34 000 hommes venus au prêche furent désarçonnés, et 16 000 décidèrent d’aller demander sa libération au château, obtenant même la satisfaction des revendications, pour se faire massacrer, arrêter ou mettre en fuite une fois dispersés sur la route pour retourner chez eux. Hans Böhm fut lui brûlé sur un bûcher.
La rumeur populaire voulut qu’il se soit transformé en colombe et y ait échappé, devant revenir le dimanche pour un prêche, ce qui n’arriva bien entendu pas et mit un terme à cette première grande rébellion paysanne.
C’est un exemple fameux masque un nombre très significatif de contestations théologiques, de révoltes paysannes, de contestations de la chevalerie appauvrie, d’agitation chez les travailleurs des corporations, de mécontentement profond dans la chevalerie appauvrie, d’esprit contestataire chez les patriciens des villes, d’ambition démesurée chez les princes électeurs.
Car l’Allemagne n’existait pas ; les pays germaniques étaient morcelés en un nombre très important de principautés. Les princes les plus importants étaient dit électeurs, car votant dans le cadre du Saint Empire Germanique, une supra-entité déconnectée de tout lien local, avec un empereur aux visées cosmopolites.
Le pays était divisé en plusieurs cercles, eux-mêmes subdivisés de manière significative. Les pays allemands étaient ainsi constitués du Cercle de Bavière, du Cercle de Souabe, du Cercle du Haut-Rhin, du Cercle du Bas-Rhin-Westphalie, du Cercle de Franconie, du Cercle de Basse-Saxe, du Cercle de Bourgogne, du Cercle d’Autriche, du Cercle de Haute-Saxe, du Cercle électoral du Rhin.
Rien que dans le Cercle électoral du Rhin, par exemple, on trouve le duché d’Aremberg, le comté de Nassau-Beilstein, le Bailliage de Coblence, l’électorat de Cologne, la ville libre de Gelnhausen, le comté du Bas-Isenburg, le comté d’Isenburg-Grenzau, le comté d’Isenburg-Neumagen, l’électorat de Mayence, le Comté de Neuenahr, le comté palatin du Rhin, le Burgraviat de Rheineck, l’Abbaye Saint-Maximin de Trèves, la Maison de Thurn und Taxis formant par la suite une principauté, l’Électorat de Trèves.
Ainsi, l’Allemagne, à l’époque de Martin Luther, était très loin d’être unifiée. Ce n’est cependant pas tout. La dépendance religieuse à l’Église romaine exerçait une pression économique et politique de plus en plus grande.
C’est cet aspect là qui va faire de la démarche de Martin Luther le titan de l’affirmation nationale allemande. Ce que Martin Luther exprime, très concrètement, ce sont les intérêts de la noblesse allemande, ainsi que des commerçants et des marchands, dans les villes. Il porte les intérêts du début du capitalisme, qui amorcent la naissance de la nation.
Cela se lit parfaitement quand on voit que l’un de ses trois écrits majeurs est À la noblesse chrétienne de la nation allemande, où en 1520 il appelle celle-ci a avoir une « intention droite et spirituelle, pour le plus grand bien de la malheureuse Église ».
Il est frappant que, dans les revendications de Martin Luther, dans la forme de ses interventions, la question religieuse est réduite à la question nationale allemande. La théorie des « trois murailles » qui est formulée dans À la noblesse chrétienne de la nation allemande en témoigne.
Ces trois murailles qui protègent l’Église romaine sont les suivantes :
– l’immunité complète de l’Église romaine par rapport aux forces laïques ;
– le monopole de l’interprétation de l’Église romaine ;
– le contrôle des conciles par l’Église romaine.
C’est au nom de la défense des intérêts allemands face à l’Église romaine que Martin Luther remet en cause le monopole religieux. C’est cela qui explique sa conception selon laquelle :
« On a inventé que le pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient appelés état ecclésiastique ; les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans, état laïque, ce qui est certes une fine subtilité et une belle hypocrisie.
Mais personne ne doit se laisser intimider par cette distinction, pour cette bonne raison que tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de la fonction, comme le montre Paul en disant (I Corinthiens XII) que nous sommes tous un seul corps, mais que chaque membre a sa fonction propre, par laquelle il sert les autres, ce qui provient de ce que nous avons un même baptême, un même Évangile et une même foi et sommes tous également chrétiens, car ce sont le baptême, l’Évangile et la foi qui seuls forment l’état ecclésiastique et le peuple chrétien (…).
Aussi est-ce là une légende que, dans leur impudence, ils ont fabriquée de toutes pièces et ils ne peuvent pas même citer une seule syllabe pour prouver qu’il appartient au Pape seul d’interpréter l’Écriture ou de confirmer leur interprétation ; ils se sont arrogé ce pouvoir.
Et lorsqu’ils prétendent que ce pouvoir fut donné à Saint Pierre en même temps que lui furent donné les clefs, il est tout à fait évident que les clefs ne furent pas données au seul Saint Pierre, mais à toute la communauté.
En outre, les clefs sont destinées à lier et à délier non pas en matière de doctrine ou de gouvernement, mais seulement en ce qui concerne le péché et ce qu’ils s’attribuent de plus ou d’autre au sujet des clefs n’est qu’invention dénuée de fondement (Math. 18, 18 – Jean 20,23) (…).
Ils sont obligés de reconnaître qu’il existe parmi nous de bons Chrétiens qui possèdent la foi, l’esprit, l’intelligence, la parole, l’intention véritables du Christ, eh bien ! Pourquoi devrait-on rejeter leur parole et leur intelligence et suivre le Pape qui n’a ni foi ni esprit ? N’est-ce pas la négation de toute la foi et de toute l’Église chrétienne ? »
Il s’avère donc que les laïcs n’auraient pas à être mis de côté, que l’Église ne saurait exister de manière extérieure à eux.
A l’arrière-plan, il y a question des annates, une année (ou une demi-année selon les moments) de bénéfices religieux locaux devant être envoyé au pape à chaque nouvelle nomination à haut poste.
Voici la dénonciation de Martin Luther à ce sujet :
« Les Empereurs et les Princes allemands ont autorisé autrefois le Pape à percevoir des Annates sur tous les bénéfices de la Nation allemande, c’est-à-dire, moitié de la première annuité rapportée par chaque bénéfice, mais l’autorisation a été accordée afin de donner au Pape le moyen de rassembler, grâce à cette importante contribution, un trésor pour mener la lutte contre les Turcs et les infidèles, pour protéger la Chrétienté afin que la lutte ne pèse pas trop lourdement sur la seule noblesse mais que le clergé puisse aussi fournir un peu d’aide.
Cette bonne et naïve intention de la nation allemande, les Papes l’ont si bien exploitée que, depuis plus de cent ans, ils perçoivent cette contribution et qu’ils en ont fait un impôt obligatoire et un revenu régulier ; ils ne se sont pas contentés de la lever, mais ils s’en sont servi pour fonder des charges et des emplois à Rome, et en rémunérer chaque année les titulaires, comme on ferait avec les revenus d’un legs.
Quand on reparle de faire la guerre contre les Turcs, ils envoient une délégation pour ramasser de l’argent ; combien de fois aussi n’ont-ils pas promulgué des indulgences, toujours sous couleur de faire la guerre contre les Turcs, car ils pensent que les Allemands resteront indéfiniment des archifous fieffés qui ne cesseront pas de donner de l’argent et alimenteront leur cupidité sans nom, bien qu’ils voient clairement que ni les annates, ni l’argent des indulgences, ni aucun autre, que pas un[e pièce de] heller n’est employé contre les Turcs, mais que tout tombe dans le sac qui n’a pas de fond.
Ils mentent et dupent, ils contractent et concluent avec nous des traités que pas une seconde ils ne songent à respecter. Et après cela, c’est le nom sacré du Christ et celui de Saint Pierre qui sont mis en cause.
Or il faudrait maintenant que la Nation allemande, les Évêques et les Princes se considèrent aussi comme des Chrétiens et protègent le peuple dont ils ont pour tâche de régler et de défendre les intérêts matériels et spirituels contre ces loups ravisseurs qui, revêtus de la dépouille des brebis, se donnent pour des pasteurs et des monarques.
Et du moment que l’on abuse des annates sans aucune vergogne et que les engagements pris ne sont pas tenus, ils ne devraient pas tolérer qu’au mépris de tout droit le pays et les gens soient écorchés et ruinés si pitoyablement, mais décider par un édit de l’Empereur ou de toute la Nation que les annates soient réservées ou au contraire abrogées.
Car du moment qu’ils ne tiennent pas les engagements pris, ils n’ont pas droit aux annates ; et les Évêques et les Princes ont pour devoir de châtier leur pillage et leur brigandage, ou du moins de les rendre impossibles, ainsi que l’exige le droit. Il faut que par là, ils prêtent le concours de leur force au Pape qui peut-être se sent trop faible en présence d’un pareil désordre, ou alors, s’il prétendait consolider et maintenir cet état de choses, il faut qu’ils résistent et s’opposent à ces efforts comme à ceux d’un loup et d’un tyran, car il n’a pas de pouvoir pour faire le mal ou défendre une mauvaise cause. »
Martin Luther, en attaquant Rome, a synthétisé une exigence qui était celle de l’ensemble des couches sociales allemandes, en particulier des couches pré-capitalistes des villes et de la chevalerie appauvrie, subissant l’alliance étroite de l’empire et de l’Église catholique romaine.
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