Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine durant les années 1508-1521, alors que sa fresque du Jugement dernier concerne les années 1536-1541. Ce sont là de longues années et pourquoi Michel-Ange est-il passé si aisément de la sculpture monumentale à ce délire coloré rempli de figures colossales?
C’est qu’en fait, l’Eglise n’a pas fait que détourner la sculpture massive de Michel-Ange pour réussir à occuper spatialement la Chapelle Sixtine. Elle a également réalisé une appropriation du style italien, celui de la fresque. C’est ce qui explique l’engagement de Michel-Ange.
Il faut ici comprendre le cheminement historique de l’Italie et la mentalité nationale qui en découle. Lorsque commence une période plus stable, plus lisible après l’effondrement du système esclavagiste s’étalant sur des siècles à travers la chute de Rome, alors que des villes se développent autour du commerce et des échanges, deux figures apparaissent exprimant un immense niveau de culture.
Le premier est Dante Alighieri (1265-1321) et le second Boccace (1313-1375). Dante a écrit la fameuse Comédie, à la fin de sa vie ; la première édition imprimée apparaissant en 1472. L’adjectif « divine » a été ajouté devant le titre par Boccace, auteur de son côté du Décaméron (1349-1353).
Tous deux sont florentins et leur approche similaire va caractériser la démarche nationale italienne. Le principe est très simple : même si on est au 14e siècle seulement, l’Italie profite d’un très riche patrimoine littéraire à travers les œuvres en latin de l’ancienne Rome. Cela fait qu’il y a déjà un bagage intellectuel, avec des références donc, mais également des auteurs parlant d’autres auteurs, d’autres gens, etc.
Or, que va-t-il se passer? Lorsque Florence se développe au 12e siècle, pour former une république avec tout un appareil administratif et une sorte de noblesse locale, il va immédiatement y avoir une tentative de coller à ce système de références, de faire comme si la société était aussi rempli de personnalités et de faits que pour toute la littérature de l’antiquité romaine.
De plus, les grandes œuvres latines sont l’Énéide de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide, deux vastes fresques, s’étalant sur un vaste champ de faits et de gens.
On a donc immédiatement une orientation vers le portrait d’ensemble, sous la forme d’une fresque, de manière littéraire mais avec des images figurées ; le troisième auteur national italien, Pétrarque (1304-1374), procédera de même dans son éloge de la femme aimée prétexte à la fresque d’Il Canzoniere, vaste recueil de poèmes.
La Comédie correspond donc à ce jeu intellectuel, dont il est considéré comme l’expression la plus substantielle. Dante y raconte comment il visite l’enfer, le purgatoire, le paradis ; la liste de ses références à des faits et des gens est absolument innombrable et a donné naissance à un océan d’ouvrages d’analyses de ces références. Impossible de lire quelques lignes sans avoir des notes en série pour émettre telle ou telle hypothèse.
Cela n’empêche pas l’oeuvre d’être magistrale de par son ample mouvement et ses figures particulièrement imagées, ses remarques intellectuelles imbriquées dans une approche littéraire particulièrement soignée.
On a là le cœur de l’approche italienne : celui de la fresque littéraire à contenu intellectuel, à travers des figures imagés.
Le Décaméron de Boccace relève du même principe. Des jeunes gens fuient la peste noire frappant Florence et pendant leur séjour à la campagne, chacun des dix protagonistes doit chaque jour raconter une petite histoire. Et là on a pareillement une fresque littéraire prétexte à des remarques intellectuelles, à travers des figures imagées.
On comprend maintenant aisément que ce qui a attiré Michel-Ange dans la réalisation de la fresque de la Chapelle Sixtine, c’est la réalisation d’une sorte de panorama à l’italienne.
Le plafond de la Chapelle Sixtine ne présente pas simplement des thèmes religieux, on y trouve une fresque historique, avec la création du monde, celle de l’humanité, puis les débuts de l’humanité avec Noé.
On a donc une trame pour ainsi dire à l’italienne, avec tout d’abord la séparation de la lumière des ténèbres, la création des astres, la séparation des eaux. Suivent la création d’Adam, celle d’Ève, le péché originel et enfin le sacrifice de Noé, le déluge, l’ivresse de Noé. Le Jugement dernier est pareillement composé de multiples éléments en mouvement, présentant ce jour d’intervention divine sous toutes ses facettes.
Mais que restait-il d’italien? Strictement rien. On a ici un tournant, qui va être fatal à l’Italie : le Vatican a aspiré les forces nationales accompagnant l’émergence du capitalisme italien, de sa bourgeoisie.
Le Vatican va évidemment, dans la foulée, briser ces forces nationales sur le plan culturel, passant très rapidement dans le camp du baroque pour réaliser une propagande populaire anti-protestante et anti-humaniste. Et la nation italienne aura perdu tout point de repère, errant dans son affirmation historique.
Il est un homme qui, cependant, saisi le caractère éminemment décadent de la Rome de l’époque de Michel-Ange : Martin Luther. Ce dernier est à Rome, en 1510-1511 ; Michel-Ange était déjà depuis plusieurs années à l’oeuvre pour le plafond de la Chapelle Sixtine.
Martin Luther en reviendra avec une haine complète pour la papauté et Rome, cette « prostituée babylonienne ». Le plafond de la Chapelle Sixtine est inagurée par le pape Jules II le 31 octobre 1512 ; le 31 octobre 1517 Martin Luther placarde ses 95 thèses sur les portes de l’église de Wittemberg.
Martin Luther posait l’exigence de l’autonomie individuelle en pleine acceptation de sa vie intérieure, en prenant appui sur l’image d’un Christ humain en souffrance. Michel-Ange, quant à lui, ne représentait même pas le Christ sur le plafond de la Chapelle Sixtine ! Et il le montrait en colosse dans le Jugement dernier.
Ce rejet de la vie intérieure, on le voit à une anecdote révélatrice. Lorsque le mur destiné au Jugement dernier fut préparé pour de la peinture à l’huile, techniquement plus précis et permettant des retouches, Michel-Ange, alors déjà âgé, fit tout recommencer à zéro pour peindre sur la mode des fresques, directement sur un enduit en train de sécher, avec cette idée de l’élan physique pour présenter une trame générale.
C’était un geste italien – mais qui par son rejet de l’esprit de synthèse allait contribuer à nier l’Italie pour toute une période historique.