Le mouvement du Khilafat était né du terreau de l’identité musulmane en Inde ; sa nature était à la fois religieuse et sentimentale, il y manquait la dimension intellectuelle : c’est le poète et avocat Mohamed Iqbal (1877-1938) qui l’apportera. C’est lui qui allait donner à la Ligue musulmane sa vision du monde.
Son rôle historique est immense ; en fait, il préfigure toute une génération de musulmans éduqués à l’occidental et basculant dans une lecture idéale-romantique de l’Islam.
Désorienté par le poids des transformations historiques, par la dimension et l’ampleur des changements, ce type d’intellectuel devient le partisan de la fuite en avant.
Somme toute, on est dans ce qu’on appelle historiquement le fascisme, qui idéalise le passé pour appeler à une unité raciale, ethnique, nationale ou religieuse.
Et les idéologues du FLN algérien ou du Hamas palestinien sont très exactement, au-delà de leurs perspectives divergentes, des intellectuels de ce type. Ce sont des féodaux intellectualisés par le processus colonial.
Mohamed Iqbal attribuait à l’Islam une importante signification éthique, de dimension universelle, liée à la nature même de l’Islam, de par sa prétention universaliste et son affirmation d’une Umma, la communauté, sans frontières ethniques ni nationales.

Il formula sa conception dans un ouvrage publié en 1934, intitulé Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, qui rassemble ses propos tenus lors de conférences en faveur d’un Islam essentiellement spirituel et tenus à Madras, Hyderabad, Aligarh, Londres, de 1928 à 1932.
Les conférences dont on parle ici ont comme titres, tout à fait représentatifs de la vision du monde de Mohamed Iqbal, « La connaissance et l’expérience religieuse », « Le « test » philosophique des révélations de l’expérience religieuse », « La conception de Dieu et la signification de la prière », « L’ego humain : sa liberté et son immortalité », « L’esprit de la culture musulmane », « Le principe du mouvement dans la structure de l’Islam », « La religion est-elle possible ? ».
Il s’agit d’une tentative de combiner rationalisme et religiosité la plus profonde, Mohammed Iqbal considérant que le Coran permet justement d’ailleurs la rationalité.
Si Averroès était matérialiste et rejetait de manière formelle le mysticisme, utilisant dans le Coran ce qui lui était utile pour affirmer la philosophie d’Aristote, Mohamed Iqbal a une lecture associant directement rationalité et mysticisme, au nom du caractère naturaliste du Coran, formulation par Dieu de la nature elle-même de l’univers.
C’est une « modernisation » de l’idéologie musulmane des forces féodales. Cela amène évidemment Mohamed Iqbal à faire du Coran le point de départ du rationalisme et même sa base :
« Ce qu’il y a lieu de noter, c’est l’attitude empirique en général du Coran, laquelle engendra chez ses adeptes un sentiment de respect pour les faits et fit d’eux en définitive les fondateurs de la science moderne (…).
Le Coran, reconnaissant que l’attitude empirique constitue une étape indispensable dans la vie spirituelle de l’humanité, accorde une égale importance à tous les champs de l’expérience humaine, en tant qu’ils offrent une possibilité de connaissance de la Réalité ultime, laquelle révèle ses symboles à la fois au-dedans et au-dehors.
Une façon indirecte d’établir des relations avec la réalité qui nous confronte consiste en l’observation réfléchie et le contrôle de ses symboles, tels qu’ils se révèlent à la perception sensorielle ; l’autre moyen est de s’associer directement avec cette réalité telle qu’elle se révèle à l’intérieur de nous-mêmes. »
Ainsi, seul le Coran permettrait à la science d’acquérir une certaine plénitude. Pour cette raison, le maintien de la communauté musulmane en tant que structure est considéré par Mohamed Iqbal comme primordial.
C’est l’identité même de celle-ci qu’il s’agit de préserver et cela amena Mohamed Iqbal à vouloir considérer comme nécessairement séparée la communauté musulmane.
Il est historiquement considéré que ce sont les propos tenus par Mohamed Iqbal à Allahabad lors de la 25e conférence de la Ligue musulmane, en décembre 1930, qui inaugurèrent la théorie des deux nations.
Il y dit notamment les choses suivantes :
« Ce n’est de fait pas une exagération que de dire que l’Inde est le seul pays dans le monde où l’Islam, comme force construisant le peuple, a fonctionné le mieux.
En Inde, comme ailleurs, la structure de l’Islam en tant que société est presque entièrement due au travail de l’Islam comme culture inspirée par un idéal éthique spécifique.
Ce que je veux dire est que la société musulmane, avec sa remarquable homogénéité et son unité intérieure, a grandi jusqu’à être ce qu’elle est, sous la pression des lois et institutions associée à la culture de l’Islam (…).
Jamais dans l’histoire, l’Islam n’a eu à faire face à une telle épreuve que celle à laquelle il est confronté aujourd’hui (…).
Les éléments de la société indienne ne sont pas territoriales comme dans les pays européens. L’Inde est un continent de groupes humaines appartenant à différentes races, parlant différentes langues, et ayant différentes religions.
Leur comportement n’est pas entièrement déterminé par la conscience ethnique [race-consciousness], comme dans les pays européens. Même les hindous ne forment pas un groupe homogène.
Le principe de la démocratie européenne ne peut pas être appliquée en Inde sans la reconnaissance du fait des groupes communautaires. La revendication des musulmans pour la création d’une Inde musulmane au sein de l’Inde est, pour cette raison, parfaitement justifiée (…).
Personnellement, j’irai plus loin que les exigences formulées [par la résolution de la conférence de tous les partis musulmans à Delhi].
J’aimerais voir amalgamés le Penjab, la province frontalière du Nord-Ouest [North-West Frontier Province], le Sindh et le Baloutchistan en un seul État.
L’auto-gouvernement au sein de l’empire britannique, ou sans l’empire britannique, la formation d’un État musulman indien du Nord-Ouest consolidé, apparaît à mes yeux comme la destinée finale des musulmans, au moins dans l’Inde du Nord-Ouest. »
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