Il existe de très nombreuses manières de lire les récits concernant la vie de Jésus fait par les apôtres (les Évangiles ou Nouveau Testament), tout comme le Coran ou encore les écrits de la Bible juive (appelée Tanakh en hébreu et correspondant en partie à ce qui est appelé Ancien Testament par les chrétiens).
Habituellement, deux approches se présentent, se contredisant : la première admet que les textes ont ici une dimension sacrée, divine, relevant de ce qui est révélé par une entité parfaite, omnisciente, omnipotente (résumée sous le concept de Dieu).
Quant à la seconde, elle considère que ces textes sont une retranscription historique d’événements uniquement humains, avec des ajouts surnaturels propre aux superstitions de l’époque dans un endroit donné.
Dans les deux cas, on perd la substance de l’œuvre. Si une œuvre a atteint un tel niveau de culture, de civilisation, c’est qu’elle porte en elle quelque chose de très fort. Regarder ailleurs que dans elle – dans l’histoire de faits déconnectés dont on sait peu de choses ou dans la religion – c’est perdre de vue cette substance, qui consiste en une vision du monde.
Qu’est-ce qu’une vision du monde ? C’est une manière d’appréhender l’espace et le temps. Si l’on veut comprendre Moïse, Jésus et Mahomet, alors il faut regarder quelle est leur conception de l’espace et du temps.
La dynamique commune à ces figures historiques est qu’elles revendiquent une certaine vision du temps, qu’elles opposent au temps dans lequel vivent les humains.
Prenons un exemple avec une sourate – ces « chapitres » du Coran – consacrée au temps. Elle est extrêmement brève ; on y lit :
« Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
1 Par le Temps !
2 L’homme est certes, en perdition,
3 sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, s’enjoignent mutuellement la vérité et s’enjoignent mutuellement l’endurance. »
(Sourate 103 – Al-Asr – le temps)
On a ici une allégorie du temps, présentée comme une entité générale, à laquelle on se réfère. Et en se référant au temps, le Coran, c’est-à-dire Dieu, explique que l’humain est en perdition, forcément puisqu’il meurt un jour. Cependant, il y a un ajout : certains vont échapper au temps.
On a la même chose dans le Nouveau Testament, de manière très précise. Voici ce que Jésus explique, tel que raconté par l’apôtre Luc (10:25-28) :
« 25 Un docteur de la loi se leva, et dit à Jésus, pour l’éprouver : Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?
26 Jésus lui dit : Qu’est-il écrit dans la loi ? Qu’y lis-tu ?
27 Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même.
28 Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela, et tu vivras… »
Il faut noter que dans les deux cas, il y a la dimension communautaire qui est précisée : il faut s’enjoindre mutuellement la vérité et l’endurance est-il dit dans le Coran, et c’est bien le sens de ce que Jésus veut dire quand il dit d’aimer son prochain comme soi-même.
Il ne s’agit pas d’amour abstrait, mais d’une affirmation d’un dénominateur commun aux humains, qui ne peuvent s’en sortir qu’en s’admettant mutuellement les uns les autres, en s’unissant face à l’ennemi qu’est le temps.
C’est très exactement comment l’épisode du buisson ardent avec Moïse présente l’intervention divine (Exode : 3:13-15) :
«13 Moïse répondit à Dieu : « J’irai donc trouver les fils d’Israël, et je leur dirai : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” Ils vont me demander quel est son nom ; que leur répondrai-je ? »
14 Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je suis. Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est : JE-SUIS”. »
15 Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est LE SEIGNEUR (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob”. C’est là mon nom pour toujours, c’est par lui que vous ferez mémoire de moi, d’âge en d’âge. »
Ainsi, la communauté à laquelle appartient Moïse connaît une intervention à partir du temps lui-même, sous la forme de l’éternité.
Cela signifie, évidemment, la vie éternelle qui se profile ; voici comment le judaïsme présente cela, avec la même substance, dans le livre de Daniel, écrit un peu après 200 avant notre ère :
«1 En ce temps-là, Mikhaël, le prince supérieur, qui a mission de protéger les enfants de ton peuple, sera à son poste ; et ce sera un temps de détresse tel qu’on n’en aura pas vu depuis qu’existent des nations jusque-là. En ce temps-là, la délivrance viendra pour ton peuple, pour tous ceux qui se trouvent inscrits dans le livre.
2 Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière du sol se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres pour être un objet d’ignominie et d’horreur éternelle.
3 Les sages resplendiront comme l’éclat du firmament, et ceux qui auront dirigé la multitude dans le droit chemin comme les étoiles, à tout jamais.»
(Hagiographes, Daniel : 12:1-3)
Que ce soit dans le judaïsme, le christianisme ou l’Islam, on a le temps qui est présenté comme l’ennemi, alors que Dieu lui fait face, comme base pour l’éternité. Il y a ici un aspect essentiel, et tout à fait connu.
Ce qu’on appelle historiquement falasifa – les philosophes, c’est-à-dire les disciples arabo-persans d’Aristote – ont bataillé contre la conception religieuse du temps, et finalement contre les religions elles-mêmes.
Seulement, si l’on veut comprendre la vision du monde de Moïse, Jésus et Mahomet comme figures historiques et sans les intégrer abstraitement aux religions qu’ils ont fondé, alors il faut comprendre comment ils conçoivent l’espace.
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