Molière, en 1662, produit une œuvre qui va avoir un très profond retentissement et restera appelé historiquement la « Querelle de L’École des femmes ».
Cela commence donc avec la pièce L’École des femmes en 1662, à quoi suit une série de critiques et d’attaques, auxquelles Molière fournit une réponse en 1663 dans La Critique de l’école des femmes.
Une autre pièce de 1663, intitulée L’Impromptu de Versailles, est à ajouter en fait dans cette querelle, de par sa forme particulière.
La pièce qui lance la « querelle », L’École des femmes, est une comédie somme toute banale dans la forme : c’est le contenu qui possède une dimension anti-féodale extrêmement forte.
La pièce sera jouée à la cour quinze jours après la première, et au milieu de l’année 1663, « l’excellent poète comique » Molière reçoit 1000 livres de gratifications royales (à titre de comparaison, une famille modeste vivait alors avec 300 livres par an).
De fait, son caractère offensif est patent. On y trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, qui est le tuteur d’une fille qu’il a placé dans un couvent afin de la rendre la plus idiote possible, pour la marier par la suite. Cependant, celle-ci devenue jeune femme a par hasard vu un autre homme et c’est le coup de foudre, qui lui fournit toute l’intelligence possible pour faire triompher son amour.
C’est le triomphe de la nature face aux manigances féodales. Les valeurs féodales sont ridiculisées par le portrait d’Arnolphe, qui est d’ailleurs présent tout au long de la pièce, en formant le personnage central.
De la même manière, on trouve dans la pièce de nombreuses allusions érotiques, afin de souligner l’importance du corps et de la sexualité.
Arnolphe, qui nie l’existence de la femme, qui rejette tant son esprit que son corps, est une figure réactionnaire, ses propos étant présentés comme absolument représentatifs de l’ancien point de vue, relevant de l’idéologie féodale.
« Chrysalde.
Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…
Arnolphe.
Épouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [jeu avec des rimes en « on »]
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.Chrysalde.
Une femme stupide est donc votre marotte ?
Arnolphe.
Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »
D’ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe a changé son nom afin de se faire passer pour un noble. C’est un exemple typique du théâtre de Molière, où la cour et la bourgeoisie attaquent la féodalité, qui n’apporte rien que valeurs réactionnaires et vanité ridicule. Voici comment un personnage de moque de la prétention d’Arnolphe :
« Chrysalde.
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…
Arnolphe.
Bon !
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?Chrysalde.
Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?Arnolphe.
Outre que la maison par ce nom se connaît,
La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.Chrysalde.
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.Arnolphe.
Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. »
Les réactions à la pièce sont vigoureuses et, en réponse, Molière réalise en 1663 une comédie appelée La Critique de l’École des femmes. Elle consiste en une discussion de personnes ayant vu la pièce, la majorité la critiquant, d’autres la défendant.
La pièce est un très grand succès, et sert de manifeste théorique pour Molière, qui y fait l’éloge du portrait, et également ainsi de l’amour naturel, de l’expression sincère des sentiments, de la reconnaissance du désir sexuel, que bien entendu les pédants réfutent.
Ce qui compte cependant également, c’est l’affirmation de l’existence d’un bon sens, qui permet d’évaluer ce qui est bien.
« Le Marquis
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.
Dorante
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
Le Marquis
Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.
Dorante
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens. »
C’est une pièce qui prend littéralement en photo un débat dans le milieu cultivé de l’époque.
Elle est d’ailleurs suivie très rapidement de L’Impromptu de Versailles, qui est cette fois une photographie des acteurs eux-mêmes, Molière en faisant d’ailleurs partie, donnant ses consignes, répétant également avec les autres.
Ce qui est également important, c’est que, plusieurs fois, Molière affirme que son existence est liée à la cour : c’est une affirmation politique. Son théâtre progressiste, bourgeois, est soutenu par la cour. Il n’est possible que dans ce cadre là, et le personnage de Molière dit dans la pièce :
« Molière
Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »
L’offensive contre la noblesse est ouvertement présentée comme actualité politique :
« Molière
(Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.
Mademoiselle Molière
Toujours des marquis !
Molière
Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »
La « Querelle de L’École des femmes » est une étape historique de l’offensive anti-féodale.