Molière, avec le premier succès permis par la querelle de l’école de femmes, se retrouve lié à la cour et son positionnement historiquement en conflit avec la religion. La raison d’Etat et les intérêts nationaux priment, et exigent s’il le faut la soumission du clergé. Molière, représentant de la bourgeoisie, est ici un allié important.
Il est ainsi placé au cœur, avec le compositeur Lully, de la grande fête des Plaisirs de l’Ile Enchantée, au château de Versailles. Le nom de la fête vient d’un passage d’un poème épique de 30 000 vers, le Roland furieux, de l’auteur italien de la Renaissance Ludovico Ariosto, dit « l’Arioste ».
Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour un public trié sur le volet dans la cour (600 personnes furent invitées), allant de divertissement en divertissement, depuis le feu d’artifice jusqu’à la loterie, du théâtre au carrousel, du ballet aux collations, etc.
On y retrouve Lully comme surintendant de la musique de chambre, Beauchamp le maître de ballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice, Vigarini qui est machiniste et scénographe, toute une série de comédiens pour réciter les vers des poètes de cour Benserade et Périgny.
Ces comédiens viennent exclusivement de la « troupe de monsieur », le nom de la troupe de Molière avec monsieur représentant le frère du roi; ce qui signifie qu’ont été mises de côté les autres troupes parisiennes : celles de Bourgogne et du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.
La Princesse d’Elide y est jouée pour la première fois, dans une pièce plaisante qui, justement, témoigne de l’écrasement de l’idéologie religieuse par la cour. La pièce raconte comment une princesse revendique la solitude, mais cède devant un prince feignant l’indifférence.
On peut et on doit céder à l’amour : il y a là une affirmation des sentiments en contradiction flagrante avec la mentalité religieuse. C’est le sens du soutien à Molière effectué par Louis XIV.
Comme le formule un personnage :
« Cynthie
Et serait-ce un bonheur de respirer le jour
Si d’entre les mortels on bannissait l’amour ?
Non, non tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
Et vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. »
Et c’est le choix de deux autres personnages, qui avouent qu’il faut oser aller de l’avant :
« Clymène
Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l’amour ?
Philis
Toi-même, qu’en crois-tu, ma compagne fidèle ?
Clymène
On m’a dit que sa flamme est pire qu’un vautour, Et qu’on souffre en aimant une peine cruelle.
Philis
On m’a dit qu’il n’est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c’est renoncer au jour.
Clymène
À qui des deux donnerons-nous victoire ?
Philis
Qu’en croirons-nous, ou le mal ou le bien ?
Clymène et Philis ensemble.
Aimons, c’est le vrai moyen De savoir ce qu’on en doit croire. »
Enfin, comme il y a une dimension relevant du portrait, on trouve de mis en avant le thème de la coquetterie féminine, avec le jeu féminin de l’indifférence exigeant des hommes de jouer les chevaliers servants :
« La Princesse
Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. »
On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s’arrachant à la religion. Aussi, on ne sera guère étonné de trouver, lors des fêtes des Plaisirs de l’Ile Enchantée, la présentation de trois actes de Tartuffe.
Cette pièce est, en effet, la première offensive ouverte contre la religion catholique, au point que Louis XIV sera obligé, tactiquement, de céder aux injonctions immédiates de l’Église et d’empêcher qu’il y ait des représentations publiques.
Voici comment Pierre Roullé, dans Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde, publié en 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, de manière frontale:
« Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le Théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné [sic] du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.
Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic] ruiner la Religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des Ames et des familles par de sages Guides et Conducteurs pieux.
Mais sa [sic] Majesté après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa Poésie licencieuse et libertine.
Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la Religion, les Sacrements et les Officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement et à toute la terre qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche le plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la Religion, à la révérence due aux Sacrements, qui sont les canaux de la grâce que JÉSUS-CHRIST a méritée aux hommes par sa mort en la Croix, à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les Ames des Fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »
Il faudra attendre plusieurs années avant qu’une version remaniée, connue sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouée avec un grand succès. L’autorisation ne doit rien au hasard : elle intervient au moment de « l’armistice » entre l’Église alliée au roi et les forces religieuses dites jansénistes, prônant une interprétation passive de la religion et exprimant les intérêts de la noblesse au refus d’un État centralisé.
La religion est obligée de lâcher du lest, et la monarchie absolue peut se permettre d’autoriser Tartuffe, qui est alors un immense succès.
La pièce raconte comment un homme, fidèle au régime, se fait manipuler par quelqu’un prétendant être « dévot » en religion et parasitant en réalité sa famille. Molière attaque la réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent la bonne conduite des fidèles du roi :
« Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage.
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »
C’est d’ailleurs la société bien ordonnée permise par le roi qui sauvera la situation à la fin ; voici comment le fonctionnaire venant rétablir l’ordre et expulser Tartuffe présente l’ordre dominant :
« Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur. »
Le seul ordre, c’est celui de l’Etat ; personne ne peut imposer sa violence, même pas un fils en colère contre Tartuffe :
« Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires. »
Le début de la pièce est également marqué par une grand-mère, Madame Pernelle, défendant le personnage appelé Tartuffe, appuyant sa « critique » systématique des mœurs non conformes aux valeurs religieuses et critiquant les jeunes pour leur non respect de ces valeurs. Voici comment ceux-ci expriment par la suite leur opinion bourgeoise, libérale :
« Damis
Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?Dorine
S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.Madame Pernelle
Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire »
Il y a une critique de la superstition, et au sens strict Madame Pernelle représente l’idéologie baroque, avec ses refus de reconnaître que la science peut expliquer le monde et considérant que tout, à part Dieu, n’est que trompe-l’oeil.
Même quand son fils lui révèle que Tartuffe a tenté de coucher avec sa femme, Madame Pernelle nie qu’il faille se fier à la réalité et qu’on puisse vraiment la comprendre :
« Orgon
C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?Madame Pernelle
Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. »
Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime de la religion et des préjugés du passé. Or, comme il est dans l’intérêt de la monarchie absolue qu’il reste rationnel, il faut combattre la superstition.
L’accent est donc mis non pas sur Tartuffe, bien secondaire dans la pièce, mais sur l’attitude d’Orgon, passé d’homme mesuré fidèle au roi à une figure crédule, soumise à un parasite qui, de fait, concurrence le roi en tant que représentant de l’ordre social.
Voici comment est raconté la position d’Orgon par rapport à Tartuffe :
« C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles. »
La désarroi moral d’Orgon est tellement fort, qu’il en vient à posséder un dédain complet pour le monde, et pour sa famille même. C’est là en fait la position, en pratique, du jansénisme, et c’est intolérable à la fois pour la bourgeoisie et pour la raison d’Etat.
Voici un passage témoignant de cet état d’esprit :
« Orgon
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »
La solution est bien sûr le réalisme, à la fois bourgeois et conforme aux exigences de la raison d’Etat et de son pragmatisme. Il faut, à tout prix, savoir évaluer une situation :
« Cléante
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ? »
La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juan ou le Festin de pierre, va aller encore plus loin. Elle mérite une analyse approfondie à elle toute seule, de par sa complexité.
Le cœur de l’oeuvre, c’est un libertin appelé Dom Juan qui fonde toute sa vie sur le raisonnement, sur le réalisme, le matérialisme ou bien le pragmatisme, selon. Il est présenté comme quelqu’un d’intéressant, voire à valoriser.
Et surtout, son alter ego, qui est son valet Sganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes les superstitions, tout en obéissant à Dom Juan et en l’aidant dans toutes ses entreprises.
Les religieux ne seront nullement dupes et comprendront bien sûr que le danger ce n’est pas que Dom Juan, c’est aussi voire surtout la figure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants. Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi la pièce de Molière, et plus particulièrement du personnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :
« Une religieuse débauchée et dont l’on publie la prostitution.
Un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu.
Un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre.
Un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort.
Un impie qui raille le ciel et qui se rit de ses foudres.
Un athée qui réduit toute la foi à deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit.
Un extravagant [c’est-à-dire le valet Sganarelle] qui raisonne grotesquement de Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments .
Un valet infâme créé au badinage de son maître, dont la créance aboutit au moine bourru car pourvu que l’on croit au moine bourru tout va bien, le reste n’est que bagatelle.
Un démon qui se mêle dans toutes les scènes et qui répand sur le théâtre les plus noirs fumées de l’enfer.
Et enfin, un Molière, pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable, qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est censeur et athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble. Un diable incarné comme lui-même se définit. »
Notons également que ce pamphlet fut imprimé avant même la publication de la pièce : à l’époque fut en fait tout à fait compris la position et le rôle de Molière.
Le prince de Conti, devenu dévot, dit dans un même sens :
« Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ?
Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans l’esprit des spectateurs, il faut dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure. » (Sentiments des Pères de l’Eglise sur la comédie et les spectacles)
Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi la réponse à la crédulité d’Orgon face à Tartuffe, et tout cela est permis, dans la mesure du possible, comme critique parce que la monarchie absolue a tout intérêt à affaiblir la religion et l’Eglise, pour renforcer l’Etat et sa « raison ».