La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain.
ACTE PREMIER.
L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du maître de musique qui compose sur une table un air que le bourgeois a demandé pour une sérénade.
Scène I.
UN MAITRE DE MUSIQUE, UN MAITRE À DANSER, TROIS MUSICIENS. DEUX VIOLONS, QUATRE DANSEURS.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE, aux musiciens.
Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.
LE MAÎTRE À DANSER, aux danseurs.
Et vous aussi, de ce côté.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE, à son élève.
Est-ce fait ?
L’ÉLÈVE.
Oui.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Voyons… Voilà qui est bien.
LE MAÎTRE À DANSER.
Est-ce quelque chose de nouveau ?
LE MAITRE DE MUSIQUE.
Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.
LE MAÎTRE À DANSER.
Peut-on voir ce que c’est ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous l’allez entendre avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
LE MAÎTRE À DANSER.
Nos occupations, à vous et à moi, ne sont pas petites maintenant.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête, et votre danse et ma musique auroient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
LE MAÎTRE À DANSER.
Non pas entièrement ; et je voudrois, pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il est vrai qu’il les connoît mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
LE MAÎTRE À DANSER.
Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent, et je tiens que, dans tous les beaux-arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer, sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnoyées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
LE MAÎTRE À DANSER.
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
LE MAÎTRE À DANSER.
Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur ; et je voudrois qu’avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Je le voudrois aussi ; et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ; et il paiera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.
LE MAÎTRE À DANSER.
Le voilà qui vient.
Scène II.
MONSIEUR JOURDAIN, en robe de chambre et en bonnet de nuit ; LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER, L’ÉLÈVE du maître de musique, UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS, DANSEURS, DEUX LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé bien, messieurs ? Qu’est-ce ? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Comment ? Quelle petite drôlerie ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! la… Comment appelez-vous cela ? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.
LE MAÎTRE À DANSER.
Ah ! ah !
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous nous y voyez préparés.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous ai fait un peu attendre ; mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
LE MAÎTRE À DANSER.
Tout ce qu’il vous plaira.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Nous n’en doutons point.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je me suis fait faire cette indienne-ci.
LE MAÎTRE À DANSER.
Elle est fort belle.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étoient comme cela le matin.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Cela vous sied à merveille.
MONSIEUR JOURDAIN.
Laquais ! holà, mes deux laquais !
PREMIER LAQUAIS.
Que voulez-vous, monsieur ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Au maître de musique et au maitre à danser.) Que dites-vous de mes livrées ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Elles sont Magnifiques.
MONSIEUR JOURDAIN, entr’ouvrant sa robe, et faisant voir son haut-de-chausses étroit de velours rouge, et sa camisole de velours vert.
Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il est galant
MONSIEUR JOURDAIN.
Laquais !
PREMIER LAQUAIS.
Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
L’autre laquais !
SECOND LAQUAIS.
Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN, ôtant sa robe de chambre.
Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvez-vous bien comme cela ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Fort bien. On ne peut pas mieux.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voyons un peu votre affaire.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Je voudrois bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, mais il ne falloit pas faire faire cela par un écolier ; et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il ne faut pas, monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres ; et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.
MONSIEUR JOURDAIN, à ses laquait.
Donnez-moi ma robe, pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi ; cela ira mieux.
LA MUSICIENNE.
Je
languis nuit et jour, et mon mal est extrême
Depuis qu’à vos
rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis.
Si vous traitez ainsi,
belle Iris, qui vous aime,
Hélas ! que pourriez-vous faire
à vos ennemis ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Cette chanson me semble un peu lugubre ; elle endort, et je voudrois que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci par-là.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il faut, monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
MONSIEUR JOURDAIN.
On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… la… Comment est-ce qu’il dit ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Par ma foi, je ne sais.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il y a du mouton dedans.
LE MAÎTRE À DANSER.
Du mouton ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui. Ah !
(Il chante.)
Je
croyois Jeanneton
Aussi douce que belle ;
Je croyois
Jeanneton
Plus douce qu’un mouton.
Hélas !
hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle
Que
n’est le tigre aux bois.
N’est-il pas joli ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Le plus joli du monde.
LE MAÎTRE À DANSER.
Et vous le chantez bien.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est sans avoir appris la musique.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous devriez l’apprendre, monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
LE MAÎTRE À DANSER.
El qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.
MONSIEUR JOURDAIN.
Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Oui, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…
MAITRE À DANSER.
La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Il n’y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
LE MAÎTRE À DANSER.
Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Sans la musique, un État ne peut subsister,
LE MAÎTRE À DANSER.
Sans la danse, un homme ne sauroit rien faire.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.
LE MAÎTRE À DANSER.
Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment cela ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entra les hommes ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Cela est vrai.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Et si tous les hommes apprenoient la musique, ne seroit-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous avez raison.
LE MAÎTRE À DANSER.
Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un État, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans telle affaire ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, on dit cela.
LE MAÎTRE À DANSER.
Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.
LE MAÎTRE À DANSER.
C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je comprends cela à cette heure.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Voulez-vous voir nos deux affaires ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.
MONSIEUR JOURDAIN.
Fort bien.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE, aux musiciens.
Allons, avancez, (À monsieur Jourdain.) Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.
MONSIEUR JOURDAIN.
Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.
LE MAÎTRE À DANSER.
Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions.
MONSIEUR JOURDAIN.
Passe, passe. Voyons.
DIALOGUE EN MUSIQUE.
UNE MUSICIENNE ET DEUX MUSICIENS.
LA MUSICIENNE.
Un
cœur, dans l’amoureux empire,
De mille soins est toujours
agité.
On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire,
Mais
quoi qu’on puisse dire,
Il n’est rien de si doux que notre
liberté.
PREMIER MUSICIEN.
Il
n’est rien de si doux que les tendres ardeurs
Qui font vivre
deux cœurs
Dans une même envie ;
On ne peut être
heureux sans amoureux désirs.
Ôtez l’amour de la vie,
Vous
en ôtez les plaisirs.
SECOND MUSICIEN.
Il
seroit doux d’entrer sous l’amoureuse loi,
Si l’on
trouvoit en amour de la foi ;
Mais, hélas ! ô
rigueur cruelle !
On ne voit point de bergère fidèle ;
Et
ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais
renoncer à l’amour.
PREMIER MUSICIEN.
Aimable ardeur !
LA MUSICIENNE.
Franchise heureuse !
SECOND MUSICIEN.
Sexe trompeur !
PREMIER MUSICIEN.
Que tu m’es précieuse !
LA MUSICIENNE.
Que tu plais à mon cœur !
SECOND MUSICIEN.
Que tu me fais d’horreur !
PREMIER MUSICIEN.
Ah ! quitte, pour aimer cette haine mortelle !
LA MUSICIENNE.
On
peut, on peut te montrer
Une bergère fidèle.
SECOND MUSICIEN.
Hélas ! où la rencontrer ?
LA MUSICIENNE.
Pour
défendre notre gloire,
Je te veux offrir mon cœur.
SECOND MUSICIEN.
Mais,
bergère, puis-je croire
Qu’il ne sera point trompeur ?
LA MUSICIENNE.
Voyons,
par expérience,
Qui des deux aimera mieux.
SECOND MUSICIEN.
Qui
manquera de constance,
Le puissent perdre les dieux !
TOUS TROIS ENSEMBLE.
À
des ardeurs si belles
Laissons-nous enflammer ;
Ah !
qu’il est doux d’aimer
Quand deux cœurs sont fidèles ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Est-ce tout ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.
LE MAÎTRE À DANSER.
Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.
MONSIEUR JOURDAIN.
Sont-ce encore des bergers ?
LE MAÎTRE À DANSER.
C’est ce qu’il vous plaira, (Aux danseurs.) Allons,
ENTRÉE DE BALLET.
Quatre danseurs exécutent tous les mouvements différents et toutes les sortes de pas que le maître à danser leur commande.
fin du premier acte.
ACTE SECOND.
Scène I.
MONSIEUR JOURDAIN, LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d’effet encore ; et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous avons ajusté pour vous.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est pour tantôt, au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire tout cela me doit faire l’honneur de venir dîner céans.
LE MAÎTRE À DANSER.
Tout est prêt.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Au reste, monsieur, ce n’est pas assez ; il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.
MONSIEUR JOURDAIN.
Est-ce que les gens de qualité en ont ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Oui. monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
J’en aurai donc. Cela sera-t-il beau ?
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un téorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Laissez-nous gouverner les choses.
MONSIEUR JOURDAIN.
Au moins, n’oubliez pas tantôt de m’envoyer des musiciens pour chanter à table.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous aurez tout ce qu’il vous faut.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mais, surtout, que le ballet soit beau.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous en serez content, et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.
LE MAÎTRE À DANSER.
Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante.) La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé !
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Voilà qui est le mieux du monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
À propos ! apprenez-moi comme il faut faire une révèrence pour saluer une marquise ; j’en aurai besoin tantôt.
LE MAÎTRE À DANSER.
Une révérence pour saluer une marquise ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui. Une marquise qui s’appelle Dorimène.
LE MAÎTRE À DANSER.
Donnez-moi la main.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non. Vous n’avez qu’à faire ; je le retiendrai bien.
LE MAÎTRE À DANSER.
Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.
MONSIEUR JOURDAIN.
Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences.) Bon.
Scène II.
MONSIEUR JOURDAIN, LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LE MAÎTRE À DANSER, UN LAQUAIS.
LE LAQUAIS.
Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.
MONSIEUR JOURDAIN.
Dis-lui qu’il entre ici pour me donner leçon. (Au maître de musiqne et au maître à danser.) Je veux que vous me voyiez faire.
Scène III.
MONSIEUR JOURDAIN, UN MAÎTRE D’ARMES, LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LE MAÎTRE À DANSER, UN LAQUAIS, tenant deux fleurets.
LE MAÎTRE D’ARMES, après avoir pris les deux fleurets de la main du laquais, et en avoir présenté un à monsieur Jourdain.
Allons, monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si tendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Une, deux. Un saut en arrière. En garde, monsieur, en garde.
(Le maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant : En garde.)
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé !
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Vous faites des merveilles.
LE MAÎTRE D’ARMES.
Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner et à ne point recevoir ; et, comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps ; ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet, ou en dedans, ou en dehors.
MONSIEUR JOURDAIN.
De cette façon, donc, un homme, sans avoir de cœur, est sur de tuer son homme, et de n’être point tué ?
LE MAÎTRE D’ARMES.
Sans doute ; n’en vîtes-vous pas la démonstration ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui.
LE MAÎTRE D’ARMES.
Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un État ; et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres science inutiles, comme la danse, la musique, la…
LE MAÎTRE À DANSER.
Tout beau, monsieur le tireur d’armes ; ne parlez de la danse qu’avec respect.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.
LE MAÎTRE D’ARMES.
Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne !
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Voyez un peu l’homme d’importance !
LE MAÎTRE À DANSER.
Voilà un plaisant animal, avec son plastron !
LE MAÎTRE D’ARMES.
Mon petit maître à danser, je vous ferois danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferois chanter de la belle manière.
LE MAÎTRE À DANSER.
Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.
MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.
Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.
MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.
Tout doux, vous dis-je.
LE MAÎTRE D’ARMES, au maître à danser.
Comment ! petit impertinent !
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! mon maître d’armes !
LE MAÎTRE À DANSER, au maître d’armes.
Comment ! grand cheval de carrosse !
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! mon maître à danser !
LE MAÎTRE D’ARMES.
Si je me jette sur vous…
MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.
Doucement.
LE MAÎTRE À DANSER.
Si je mets sur vous la main…
MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.
Tout beau !
LE MAÎTRE D’ARMES.
Je vous étrillerai d’un air…
MONSIEUR JOURDAIN, au maître d’armes.
De grace !
LE MAÎTRE À DANSER.
Je vous rosserai d’une manière…
MONSIEUR JOURDAIN, au maître à danser.
Je vous prie…
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.
MONSIEUR JOURDAIN, au maître de musique.
Mon Dieu ! arrêtez-vous !
Scène IV.
UN MAITRE DE PHILOSOPHIE, MONSIEUR JOURDAIN, LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE À DANSER, LE MAITRE D’ARMES, UN LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Holà ! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il, messieurs ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu’à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Hé quoi, messieurs ! faut-il s’emporter de la sorte ? et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?
LE MAÎTRE À DANSER.
Comment, monsieur ! il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse, que j’exerce, et la musique, dont il fait profession.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience.
LE MAÎTRE D’ARMES.
Ils ont tous deux l’audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Faut-il que cela vous émeuve ! Ce n’est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c’est la sagesse et la vertu.
LE MAÎTRE À DANSER.
Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d’honneur.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.
LE MAÎTRE D’ARMES.
Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin !
LE MAÎTRE D’ARMES.
Allez, philosophe de chien.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Allez, bélître de pédant.
LE MAÎTRE À DANSER.
Allez, cuistre fieffé.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Comment ! marauds que vous êtes…
(Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.)
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur le philosophe !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Infames, coquins, insolents !
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur le philosophe !
LE MAÎTRE D’ARMES.
La peste de l’animal !
MONSIEUR JOURDAIN.
Messieurs !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Impudents !
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur le philosophe !
LE MAÎTRE À DANSER.
Diantre soit de l’âne bâté !
MONSIEUR JOURDAIN.
Messieurs !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Scélérats !
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur le philosophe !
LE MAÎTRE DE MUSIQUE.
Au diable l’impertinent !
MONSIEUR JOURDAIN.
Messieurs !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Fripons, gueux, traîtres, imposteurs !
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe !
(Ils sortent en se battant.)
Scène V.
MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurai que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serois bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me feroit mal.
Scène VI.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE. MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, raccommodant son collet.
Venons à notre leçon.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvènal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita, est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ce latin-là a raison.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oh ! oui, je sais lire et écrire.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Voulez-vous apprendre la morale ?
MONSIEUR JOURDAIN.
La morale ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
MONSIEUR JOURDAIN.
Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne : je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Apprenez-moi l’orthographe.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN.
Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordçe des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parcequ’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, 0, U.
MONSIEUR JOURDAIN.
J’entends tout cela.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
MONSIEUR JOURDAIN.
A, A. Oui.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
MONSIEUR JOURDAIN.
A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Et la voix I, eu rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN.
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
MONSIEUR JOURDAIN.
O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
MONSIEUR JOURDAIN.
O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.
MONSIEUR JOURDAIN.
U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
MONSIEUR JOURDAIN.
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
MONSIEUR JOURDAIN.
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : DA.
MONSIEUR JOURDAIN.
DA, DA. Oui ! Ah ! les belles choses ! les belles choses !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : FA.
MONSIEUR JOURDAIN.
FA, FA. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Et l’R, eu portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une maniére de tremblement : R, RA.
MONSIEUR JOURDAIN.
R. R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps ! R, R, R, RA.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterois que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Fort bien !
MONSIEUR JOURDAIN.
Cela sera galant, oui.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez ecrire ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, non ; point de vers.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Vous ne voulez que de la prose ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, je ne veux ni prose ni vers.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
MONSIEUR JOURDAIN.
Pourquoi ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il n’y a que la prose ou les vers ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’esL point vers est prose.
MONSIEUR JOURDAIN.
Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
De la prose.
MONSIEUR JOURDAIN.
Quoi ! quand je dis : Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Oui, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrois donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrois que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour les les violences d’un…
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, non, non, je ne veux point tout cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Il faut bien étendre un peu la chose.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
MONSIEUR JOURDAIN.
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
LE MAÎTRE DF PHILOSOPHIE.
Je n’y manquerai pas.
Scène VII.
MONSIEUR JOURDAIN, UN LAOUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN, à son laquais.
Comment ! mon habit n’est point encore arrivé ?
LE LAQUAIS.
Non, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fiévre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! au diable le tailleur ! la peste étouffe le tailleur ! Si je le tenois maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Scène VIII.
MONSIEUR JOURDAIN, UN MAITRE TAILLEUR, UN GAUÇON TAILLEUIR portant l’habit de monsieur Jourdain ; UN LAQUAIS.
MONSIEUR. JOURDAIN.
Ah ! vous voilà#1 je m’allois mettre en colère contre vous.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Je n’ai pas pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits, que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Ils ne s’élargiront que trop.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Point du tout, monsieur.
MONSiEUR JOUROAIN.
Comment ! point du tout ?
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Non, ils ne vous blessent point.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous dis qu’ils me blessent, moi.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Vous vous imaginez cela.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je me l’imagine parceque je le sens. Voyez la belle maison !
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre que d’avoir inventé un hahit sérieux qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en bas.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Vous ne m’avez pas dit que vous les vouliez en en haut.
MONSIEUR JOURDAIN.
Est-ce qu’il faut dire cela ?
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.
MONSIEUR JOURDAIN.
Les personnes de qualité poilent les fleurs en bas.
MAÎTRE TAILLEUR.
Oui, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oh ! voilà qui est donc bien.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Si vous voulez, je les mettrai en en haut.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, non.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Vous n’avez qu’à dire.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, vous dis-je ; vous avez bien fait. Croyez-vous que mon habit m’aille bien ?
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héro de notre temps.
MONSIEUR JOURDAIN.
La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Tout est bien.
MONSIEUR JOURDAIN, regardant le maître tailleur.
Ah ! ah ! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnois bien.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
C’est que l’étoffe me sembla si belle, que j’en ai voulu lever un habit pour moi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui : mais il ne falloit pas le lever avec le mien.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Voulez-vous mettre votre habit ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui : donnez-le-moi.
LE MAÎTRE TAILLEUR.
Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.
Scène IX.
MONSIEUR JOURDAIN, LE MAÎTRE TAILLEUR, LE GARÇON TAILLEUR, GARÇONS TAILLEURS dansants, UN LAQUAIS.
LE MAÎTRE TAILLEUR, à ses garçons.
Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.
PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
Les quatre, garçons tailleurs dansants s’approchent de monsieur Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chaasses de ses exercices ; les deux autres lui ôtent la camisole ; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. Monsieuf Jourdain se promène au milieu d’eux, et leur montre son habit pour voir s’il est bien.
GARÇON TAILLEUR.
Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plait, aux garçons quelque chose pour boire.
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment m’appelez-vous ?
GARÇON TAILLEUR.
Mon gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est que de se mettre en personne de qualité ! Allez-vous en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : Mon gentilhomme (Donnant de l’argent.) Tenez, voilà pour Mon gentilhomme.
GARÇON TAILLEUR.
Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
MONSIEUR JOURDAIN.
Monseigneur ! Oh ! oh ! Monseigneur ! Attendez, mon ami ; Monseigneur mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que Monseigneur ! Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
GARÇON TAILLEUR.
Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Votre Grandeur ! Oh ! oh ! oh ! Attendez ; ne vous en allez pas. À moi, Votre Grandeur ! (Bas, à part.) Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour ma grandeur.
GARÇON TAILLEUR.
Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il a bien fait, je lui allois tout donner.
DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les quatre garçons tailleurs se réjouissent, en dansant, de la libéralité de monsieur Jourdain.
fin du second acte.
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
MONSIEUR JOURDAIN, DEUX LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi.
LAQUAIS.
Oui, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez : la voilà.
Scène II.
MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, DEUX LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Nicole !
NICOLE.
Plaît-il ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Écoutez.
NICOLE, riant.
Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’as-tu à rire ?
NICOLE.
Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Que veut dire cette coquine-là ?
NICOLE.
Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment donc ?
NICOLE.
Ah ! ah ! mon Dieu ! Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Quelle friponne est-ce là ! Te moques-tu de moi ?
NICOLE.
Nenni, monsieur ; j’en serois bien fâchée. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.
NICOLE.
Monsieur, je ne puis pas m’en empêcher. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Tu ne t’arrêteras pas ?
NICOLE.
Monsieur, je vous demande pardon ; mais vous êtes si plaisant, que je ne saurois me tenir de rire. Hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mais voyez quelle insolence !
NICOLE.
Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je te…
NICOLE.
Je vous prie de m’excuser. Hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné.
NICOLE.
Hé bien ! monsieur, voilà qui est fait : je ne rirai plus.
MONSIEUR JOURDAIN.
Prends-y bien garde. Il faut que, pour tantôt, tu nettoies…
NICOLE.
Hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Que tu nettoies comme il faut…
NICOLE.
Hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il faut, dis-je, que tu nettoies la salle, et…
NICOLE.
Hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Encore ?
NICOLE, tombant à force de rire.
Tenez, monsieur, battez-moi plutôt, et me laissez rire tout mon soûl ; cela me fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
J’enrage !
NICOLE.
De grace, monsieur, je vous prie de me laisser rire. Hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Si je te prends…
NICOLE.
Monsieur, eur, je crèverai, ai, si je ne ris. Hi, hi, hi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là, qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres ?
NICOLE.
Que voulez-vous que je fasse, monsieur ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.
NICOLE, se relevant.
Ah ! par ma foi, je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à tout le monde ?
NICOLE.
Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.
Scène III.
MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, DEUX LAQUAIS.
MADAME JOURDAIN.
Ah ! ah ! voici une nouvelle histoire ! Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.
MADAME JOURDAIN.
Vraiment, on n’a pas attendu jusqu’à cette heure ; et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qui est donc tout ce monde-là, s’il vous plaît ?
MADAME JOURDAIN.
Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison. On diroit qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé.
NICOLE.
Madame parle bien. Je ne saurois plus voir mon ménage propre avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ouais ! notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne !
MADAME JOURDAIN.
Nicole a raison ; et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrois bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser, à l’âge que vous avez.
NICOLE.
Et d’un grand maître tireur d’armes, qui vient, avec ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle.
MONSIEUR JOURDAIN.
Taisez-vous, ma servante et ma femme.
MADAME JOURDAIN.
Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ?
NICOLE.
Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Taisez-vous, vous dis-je : vous êtes des ignorantes l’une et l’autre ; et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.
MADAME JOURDAIN.
Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je songerai à marier ma fille quand il se présentera un parti pour elle ; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.
NICOLE.
J’ai encore ouï dire, madame, qu’il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage, un maître de philosophie.
MONSIEUR JOURDAIN.
Fort bien. Je veux avoir de l’esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.
MADAME JOURDAIN.
N’irez-vous point, l’un de ces jours, au collège, vous faire donner le fouet, à votre âge ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Pourquoi non ? Plût à Dieu l’avoir tout à l’heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collège !
NICOLE.
Oui, ma foi, cela vous rendroit la jambe bien mieux faite.
MONSIEUR JOURDAIN.
Sans doute.
MADAME JOURDAIN.
Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison !
MONSIEUR JOURDAIN.
Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j’ai honte de votre ignorance, (À madame Jourdain.) Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?
MADAME JOURDAIN.
Oui. Je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici.
MADAME JOURDAIN.
Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande, ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu’est-ce que c’est ?
MADAME JOURDAIN.
Des chansons.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! non, ce n’est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à celle heure ?
MADAME JOURDAIN.
Hé bien ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment est-ce que cela s’appelle ?
MADAME JOURDAIN.
Cela s’appelle comme on veut l’appeler.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est de la prose, ignorante.
MADAME JOURDAIN.
De la prose ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, de la prose. Tout ce qui est prose n’est point vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose. Heu ! voilà ce que c’est que d’étudier. (À Nicole.) Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ?
NICOLE.
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui. Qu’est-ce que tu fais quand tu dis U ?
NICOLE.
Quoi ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Dis un peu U, pour voir.
NICOLE.
Hé bien ! U.
MONSIEUR JOURDAIN.
Qu’est-ce que tu fais ?
NICOLE.
Je dis U.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui ; mais quand tu dis U, qu’est-ce que tu fais ?
NICOLE.
Je fais ce que vous me dites.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oh ! l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en has ; U, vois-tu ? Je fais la moue : U.
NICOLE.
Oui, cela est biau.
MADAME JOURDAIN.
Voilà qui est admirable !
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est bien autre chose, si vous aviez vu O, et DA, DA, et FA, FA !
MADAME JOURDAIN.
Qu’est-ce que c’est donc que tout ce galimatias-là ?
NICOLE.
De quoi est-ce que tout cela guérit ?
MONSIEUR JOURDAIN.
J’enrage quand je vois des femmes ignorantes.
MADAME JOURDAIN.
Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.
NICOLE.
Et surtout ce grand escogriffe de maître d’armes, qui remplit de poudre tout mon ménage.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ouais ! ce maître d’armes vous tient au cœur ! Je te veux faire voir ton impertinence tout à l’heure. (Après avoir fait apporter des fleurets, et en avoir donné un à Nicole.) Tiens, raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n’a qu’à faire cela, et, quand on pousse en tierce, on n’a qu’à faire cela. Voilà le moyen de n’être jamais tué ; et cela n’est-il pas beau, d’être assuré de son fait quand on se bat contre quelqu’un ? Là, pousse-moi un peu, pour voir.
NICOLE.
Hé bien ! quoi !
(Nicole pousse plusieurs bottes à monsieur Jourdain.)
MONSIEUR JOURDAIN.
Tout beau ! Holà ! ho ! Doucement Diantre soit la coquine !
NICOLE.
Vous me dites de pousser.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui ; mais tu me pousses en tierce avant que de me pousser en quarte, et tu n’as pas la patience que je pare.
MADAME JOURDAIN.
Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies ; et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.
MONSIEUR JOURDAIN.
Lorsque je hante la noblesse, je fais paroître mon jugement ; et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.
MADAME JOURDAIN.
Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau monsieur le comte, dont vous vous êtes embéguiné !
MONSIEUR JOURDAIN.
Paix ; songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étois son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devineroit jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.
MADAME JOURDAIN.
Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?
MADAME JOURDAIN.
Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Des choses dont on seroit étonné, si on les savoit.
MADAME JOURDAIN.
Et quoi ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Baste ! je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.
MADAME JOURDAIN
Oui. Attendez-vous à cela.
MONSIEUR JOURDAIN.
Assurément. Ne me l’a-t-il pas dit ?
MADAME JOURDAIN.
Oui, oui, il ne manquera pas d’y faillir.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il m’a juré sa foi de gentilhomme.
MADAME JOURDAIN.
Chansons !
MONSIEUR JOURDAIN.
Ouais ! Vous êtes bien obstinée, ma femme ! Je vous dis qu’il me tiendra sa parole ; j’en suis sûr.
MADAME JOURDAIN.
Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler.
MONSIEUR JOURDAIN.
Taisez-vous. Le voici.
MADAME JOURDAIN.
Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore nous faire quelque emprunt ; et il me semble que j’ai dîné quand je le vois.
MONSIEUR JOURDAIN.
Taisez-vous, vous dis-je.
Scène IV.
DORANTE, MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, NICOLE.
DORANTE.
Mon cher ami monsieur Jourdain, comment vous portez-vous ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Fort bien, monsieur, pour vous rendre mes petits services.
DORANTE.
Et madame Jourdain, que voilà, comment se porte-t-elle ?
MADAME JOURDAIN.
Madame Jourdain se porte comme elle peut.
DORANTE.
Comment ! monsieur Jourdain ! vous voilà le plus propre du monde !
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous voyez.
DORANTE.
Vous avez tout à fait bon air avec cet habit ; et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hai, hai.
MADAME JOURDAIN, à part.
Il le gratte par où il se démangce.
DORANTE.
Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.
MADAME JOURDAIN, a part.
Oui, aussi sot par derrière que par devant.
DORANTE.
Ma foi, monsieur Jourdain, j’avois une impatience étrange de vous voir. Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus ; et je parlois de vous encore, ce matin, dans la chambre du roi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur. (À madame Jourdain.) Dans la chambre du roi !
DORANTE.
Allons, mettez.
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur, je sais le respect que je vous dois.
DORANTE.
Mon Dieu ! mettez. Point de cérémonie entre nous, je vous prie.
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur…
DORANTE.
Mettez, vous dis-je, monsieur Jourdain ; vous êtes mon ami.
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur, je suis votre serviteur.
DORANTE.
Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.
MONSIEUR JOURDAIN, se couvrant.
J’aime mieux être incivil qu’importun.
DORANTE.
Je suis votre débiteur, comme vous le savez.
MADAME JOURDAIN, à part.
Oui : nous ne le savons que trop.
DORANTE.
Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions, et m’avez obligé de la meilleure grace du monde, assurément.
MONSIEUR JOURDAIN.
Monsieur, vous vous moquez.
DORANTE.
Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et reconnoitre les plaisirs qu’on me fait.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je n’en doute point, monsieur.
DORANTE.
Je veux sortir d’affaire avec vous ; et je viens ici pour faire nos comptes ensemble.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme.
DORANTE.
Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Je vous le disois bien.
DORANTE.
Voyons un peu ce que je vous dois.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.
DORANTE.
Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’ayez prêté ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Je crois que oui. J’en ai fait un polit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.
DORANTE.
Cela est vrai.
MONSIEUR JOURDAIN.
Une autre fois six vingts.
DORANTE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Et une autre fois cent quarante.
DORANTE.
Vous avez raison.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq mille soixante livres.
DORANTE.
Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier.
DORANTE.
Justement.
MONSIEUR JOURDAIN.
Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
DORANTE.
Il est vrai.
MONSIEUR JOURDAIN.
Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sous huit deniers à votre marchand.
DORANTE.
Fort bien. Douze sous huit deniers ; le compte est juste.
MONSIEUR JOURDAIN.
Et mille sept cent quarante-huit livres sept sous quatre deniers à votre sellier.
DORANTE.
Tout cela est véritable. Qu’est-ce que cela fait ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Somme totale, quinze mille huit cents livres.
DORANTE.
Somme totale est juste. Quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez donner : cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous paierai au premier jour.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Hé bien ! ne l’avois-je pas bien deviné ?
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Paix.
DORANTE.
Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! non.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Cet homme-là fait de vous une vache à lait.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Taisez-vous.
DORANTE.
Si cela vous incommode, j’en irai chercher ailleurs.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, monsieur.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Il ne sera pas content qu’il ne vous ait ruiné.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Taisez-vous, vous dis-je.
DORANTE.
Vous n’avez qu’à me dire si cela vous embarrasse.
MONSIEUR JOURDAIN.
Point, monsieur.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
C’est un vrai enjôleux.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Taisez-vous donc.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Il vousS sucera jusqu’au dernier sou.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Vous tairez-vous ?
DORANTE.
J’ai force gens qui m’en prèteroient avec joie ; mais comme vous êtes mon meilleur ami, j’ai cru que je vous ferois tort si j’en demandois à quelque autre.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est trop d’honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre affaire.
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Quoi ! vous allez encore lui donner cela ?
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain.
Que faire ? voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du roi ?
MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain.
Allez, vous êtes ime vraie dupe.
Scène V.
DORANTE, MADAME JOURDAIN, NICOLE.
DORANTE.
Vous me semblez toute mélancolique. Qu’avez-vous, madame Jourdain ?
MADAME JOURDAIN.
J’ai la tête plus grosse que le poing, et si elle n’est pas enflée.
DORANTE.
Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la vois point ?
MADAME JOURDAIN.
Mademoiselle ma fille est bien où elle est.
DORANTE.
Comment se porte-t-elle ?
MADAME JOURDAIN.
Elle se porte sur ses deux jambes.
DORANTE.
Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir avec elle le ballet et la comédie que l’on fait chez le roi ?
MADAME JOURDAIN.
Oui, vraiment ! nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons.
DORANTE.
Je pense, madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune âge, belle et d’agréable humeur comme vous étiez.
MADAME JOURDAIN.
Tredame ! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà ?
DORANTE.
Ah ! ma foi, madame Jourdain, je vous demande pardon ! je ne songeois pas que vous êtes jeune ; et je rêve le plus souvent. Je vous prie d’excuser mon impertinence.
Scène VI.
MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, DORANTE, NICOLE.
MONSIEUR JOURDAIN, à Dorante.
Voilà deux cents louis bien comptés.
DORANTE.
Je vous assure, monsieur Jourdain, que je suis tout à vous, et que je brûle de vous rendre un service à la cour.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous suis trop obligé.
DORANTE.
Si madame Jourdain veut voir le divertissement royal, je lui ferai donner les meilleures places de la salle.
MADAME JOURDAIN.
Madame Jourdain vous baise les mains.
DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.
Notre belle marquise, comme je vous ai mandé par mon billet, viendra tantôt ici pour le ballet et le repas ; et je l’ai fait consentir enfin au cadeau que vous lui voulez donner.
MONSIEUR JOURDAIN.
Tirons-nous un peu plus loin, pour causer.
DORANTE.
Il y a huit jours que je ne vous ai vu ; et je ne vous ai point mandé de nouvelles du diamant que vous me mîtes entre les mains pour lui en faire présent de votre part ; mais c’est que j’ai eu toutes les peines du monde à vaincre son scrupule ; et ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle s’est résolue à l’accepter.
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment l’a-t-elle trouvé ?
DORANTE.
Merveilleux ; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable.
MONSIEUR JOURDAIN.
Plût au ciel !
MADAME JOURDAIN, à Nicole.
Quand il est une fois avec lui, il ne peut le quitter.
DORANTE.
Je lui ai fait valoir comme il faut la richesse de ce présent, et la grandeur de votre amour.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ce sont, monsieur, des bontés qui m’accablent ; et je suis dans une confusion la plus grande du monde, de voir une personne de votre qualité s’abaisser pour moi à ce que vous faites.
DORANTE.
Vous moquez-vous ? est-ce qu’entre amis on s’arrête à ces sortes de scrupules ? et ne feriez-vous pas pour moi la même chose, si l’occasion s’en offroit ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oh ! assurément, et de très grand cœur !
MADAME JOURDAIN, à Nicole.
Que sa présence me pèse sur les épaules !
DORANTE.
Pour moi, je ne regarde rien quand il faut servir un ami ; et lorsque vous me fîtes confidence de l’ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable, chez qui j’avois commerce, vous vîtes que d’abord je m’offris de moi-même à servir votre amour.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il est vrai. Ce sont des bontés qui me confondent.
MADAME JOURDAIN, à Nicole.
Est-ce qu’il ne s’en ira point ?
NICOLE.
Ils se trouvent bien ensemble.
DORANTE.
Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur. Les femmes aiment surtout les dépenses qu’on fait pour elles ; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce superbe feu d’artifice qu’elle trouva sur l’eau, le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le cadeau que vous lui préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vous-même.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il n’y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvois trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes ravissants ; et c’est un honneur que j’achèterois au prix de toutes choses.
MADAME JOURDAIN, bas, à Nicole.
Que peuvent-ils tant dire ensemble ? Va-t’en un peu tout doucement prêter l’oreille.
DORANTE.
Ce sera tantôt que vous jouirez à votre aise du plaisir de sa vue ; et vos yeux auront tout le temps de se satisfaire.
MONSIEUR JOURDAIN.
Pour être en pleine liberté, j’ai fait en sorte que ma femme ira dîner chez ma sœur, où elle passera toute l’après-dînée.
DORANTE.
Vous avez fait prudemment, et votre femme auroit pu nous embarrasser. J’ai donné pour vous l’ordre qu’il faut au cuisinier et à toutes les choses qui sont nécessaires pour le ballet. Il est de mon invention ; et pourvu que l’exécution puisse répondre à l’idée, je suis sûr qu’il sera trouvé…
MONSIEUR JOURDAIN, s’apercevant que Nicole écoute, et lui donnant un soufflet.
Ouais ! vous êtes bien impertinente ! (À Dorante.) Sortons, s’il vous plaît.
Scène VII.
MADAME JOURDAIN, NICOLE.
NICOLE.
Ma foi, madame, la curiosité m’a couté quelque chose ; mais je crois qu’il y a quelque anguille sous roche, et ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous soyez.
MADAME JOURDAIN.
Ce n’est pas d’aujourd’hui, Nicole, que j’ai conçu des soupçons de mon mari. Je suis la plus trompée du monde, ou il y a quelque amour en campagne ; et je travaille à découvrir ce que ce peut être. Mais songeons à ma fille. Tu sais l’amour que Cléonte a pour elle : c’est un homme qui me revient ; et je veux aider sa recherche, et lui donner Lucile, si je puis.
NICOLE.
En vérité, madame, je suis la plus ravie du monde de vous voir dans ces sentiments ; car si le maître vous revient, le valet ne me revient pas moins, et je souhaiterois que notre mariage se pût faire à l’ombre du leur.
MADAME JOURDAIN.
Va-t’en lui en parler de ma part, et lui dire que tout à l’heure il me vienne trouver, pour faire ensemble, à mon mari, la demande de ma fille.
NICOLE.
J’y cours, madame, avec joie, et je ne pouvois recevoir une commission plus agréable. (Seule.) Je vais, je pense, bien réjouir les gens.
Scène VIII.
CLÉONTE, COVIELLE, NICOLE.
NICOLE, à Cléonte.
Ah ! vous voilà tout à propos ! Je suis une ambassadrice de joie, et je viens…
CLÉONTE.
Retire-toi, perfide, et ne me viens point amuser avec tes traîtresses paroles.
NICOLE.
Est-ce ainsi que vous recevez…
CLÉONTE.
Retire-toi, te dis-je, et va-t’en dire, de ce pas, à ton infidèle maîtresse qu’elle n’abusera de sa vie le trop simple Cléonte.
NICOLE.
Quel vertigo est-ce donc là ? Mon pauvre Covielle, dis-moi un peu ce que cela veut dire.
COVIELLE.
Ton pauvre Covielle, petite scélérate ! Allons, vite, ôte-toi de mes yeux, vilaine, et me laisse en repos.
NICOLE.
Quoi ! tu me viens aussi…
COVIELLE.
Ôte-toi de mes yeux, te dis-je, et ne me parle pas de ta vie.
NICOLE, à part.
Ouais ! Quelle mouche les a piqués tous deux ? Allons de cette belle histoire informer ma maîtresse.
Scène IX.
CLÉONTE, COVIELLE.
CLÉONTE.
Quoi ! traiter un amant de la sorte, et un amant le plus fidèle et le plus passionné de tous les amants !
COVIELLE.
C’est une chose épouvantable que ce qu’on nous a fait à tous deux.
CLÉONTE.
Je fais voir pour une personne toute l’ardeur et toute la tendresse qu’on peut imaginer ; je n’aime rien au monde qu’elle, et je n’ai qu’elle dans l’esprit ; elle fait tous mes soins, tous mes désirs, toute ma joie ; je ne parle que d’elle, je ne pense qu’à elle, je ne fais des songes que d’elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle ; et voilà de tant d’amitié la digne récompense ! Je suis deux jours sans la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables : je la rencontre par hasard ; mon cœur, à cette vue, se sent tout transporté, ma joie éclate sur mon visage, je vole avec raissement vers elle, et l’infidèle détourne de moi ses regards, et passe brusquement, comme si de sa vie elle ne m’avoit vu !
COVIELLE.
Je dis les mêmes choses que vous.
CLÉONTE.
Peut-on rien voir d’égal, Covielle, à cette perfidie de l’ingrate Lucile ?
COVIELLE.
Et à celle, monsieur, de la pendarde de Nicole ?
CLÉONTE.
Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j’ai faits à ses charmes !
COVIELLE.
Après tant d’assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine !
CLÉONTE.
Tant de larmes que j’ai versées à ses genoux !
COVIELLE.
Tant de seaux d’eau que j’ai tirés au puits pour elle !
CLÉONTE.
Tant d’ardeur que j’ai fait paroître à la chérir plus que moi-même !
COVIELLE.
Tant de chaleur que j’ai soufferte à tourner la broche à sa place !
CLÉONTE.
Elle me fuit avec mépris !
COVIELLE.
Elle me tourne le dos avec effronterie !
CLÉONTE.
C’est une perfidie digne des plus grands châtiments.
COVIELLE.
C’est une trahison à mériter mille soufflets.
CLÉONTE.
Ne t’avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.
COVIELLE.
Moi, monsieur ? Dieu m’en garde !
CLÉONTE.
Ne viens point m’excuser l’action de cette infidèle.
COVIELLE.
N’ayez pas peur.
CLÉONTE.
Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre ne serviront de rien.
COVIELLE.
Qui songe à cela ?
CLÉONTE.
Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et rompre ensemble tout commerce.
COVIELLE.
J’y consens.
CLÉONTE.
Ce monsieur le comte qui va chez elle lui donne peut-être dans la vue ; et son esprit, je le vois bien, se laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour mon honneur, prévenir l’éclat de son inconstance. Je veux faire autant de pas qu’elle au changement où je la vois courir, et ne lui laisser pas toute la gloire de me quitter.
COVIELLE.
C’est fort bien dit, et j’entre pour mon compte dans tous vos sentiments.
CLÉONTE.
Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle. Dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable, et marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.
COVIELLE.
Elle, monsieur ? voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits.
CLÉONTE.
Cela est vrai, elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchauts qu’on puisse voir.
COVIELLE.
Elle a la bouche grande.
CLÉONTE.
Oui ; mais on y voit des graces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
COVIELLE.
Pour sa taille, elle n’est pas grande.
CLÉONTE.
Non ; mais elle est aisée et bien prise.
COVIELLE.
Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions…
CLÉONTE.
Il est vrai ; mais elle a grace à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
COVIELLE.
Pour de l’esprit…
CLÉONTE.
Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
COVIELLE.
Sa conversation…
CLEONTE.
Sa conversation est charmante.
COVIELLE.
Elle est toujours sérieuse.
CLÉONTE.
Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos ?
COVIELLE.
Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.
CLÉONTE.
Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.
COVIELLE.
Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l’aimer toujours.
CLÉONTE.
Moi ? j’aimerois mieux mourir ; et je vais la haïr autant que je l’ai aimée.
COVIELLE.
Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?
CLÉONTE.
C’est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d’attraits, tout aimable que je la trouve. La voici.
Scène X.
LUCILE, CLÉONTE, COVIELLE, NICOLE.
NICOLE, à Lucile.
Pour moi, j’en ai été toute scandalisée.
LUCILE.
Ce ne peut être, Nicole, que ce que je te dis. Mais le voilà.
CLÉONTE, à Covielle.
Je ne veux pas seulement lui parler.
COVIELLE.
Je veux vous imiter.
LUCILE.
Qu’est-ce donc, Cléonte ? qu’avez-vous ?
NICOLE.
Qu’as-tu donc, Covielle ?
LUCILE.
Quel chagrin vous possède ?
NICOLE.
Quelle mauvaise humeur te tient ?
LUCILE.
Êtes-vous muet, Cléonte ?
NICOLE.
As-tu perdu la parole, Covielle ?
CLÉONTE.
Que voilà qui est scélérat !
COVIELLE.
Que cela est Judas !
LUCILE.
Je vois bien que la rencontre de tantôt a troublé votre esprit.
CLÉONTE, à Covielle
Ah ! ah ! On voit ce qu’on a fait.
NICOLE.
Notre accueil de ce matin t’a fait prendre la chèvre.
COVIELLE, à Cléonte.
On a deviné l’enclouure.
LUCILE.
N’est-il pas vrai, Cléonte, que c’est là le sujet de votre dépit ?
CLÉONTE.
Oui, perfide, ce l’est, puisqu’il faut parler ; et j’ai à vous dire que vous ne triompherez pas, comme vous pensez, de votre infidélité ; que je veux être le premier à rompre avec vous, et que vous n’aurez pas l’avantage de me chasser. J’aurai de la peine, sans doute, à vaincre l’amour que j’ai pour vous ; cela me causera des chagrins, je souffrirai un temps ; mais j’en viendrai à bout, et je me percerai plutôt le cœur, que d’avoir la foiblesse de retourner à vous.
COVIELLE, à Nicole.
Queussi, queumi.
LUCILE.
Voilà bien du bruit pour un rien ! Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m’a fait ce matin éviter votre abord.
CLEONTE, voulant s’en aller pour éviter Lucile.
Non, je ne veux rien écouter.
NICOLE, à Covielle.
Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.
COVIELLE, voulant aussi s’en aller pour éviter Nicole.
Je ne veux rien entendre.
LUCILE, suivant Cléonte.
Sachez que ce matin…
CLÉONTE, marchant toujours sans regarder Lucile.
Non, vous dis-je.
NICOLE, suivant Covielle.
Apprends que…
COVIELLE, marchant aussi sans regarder Nicole.
Non, traîtresse !
LUCILE.
Écoutez !
CLEONTE.
Point d’affaire.
NICOLE.
Laisse-moi dire.
COVIELLE.
Je suis sourd.
LUCILE.
Cléonte !
CLÉONTE.
Non.
NICOLE.
Covielle !
COVIELLE.
Point.
LUCILE.
Arrêtez.
CLÉONTE.
Chansons.
NICOLE.
Entends-moi.
COVIELLE.
Bagatelle.
LUCILE.
Un moment.
CLÉONTE.
Point du tout.
NICOLE.
Un peu de patience.
COVIELLE.
Tarare.
LUCILE.
Deux paroles.
CLÉONTE.
Non : c’en est fait.
NICOLE.
Un mot.
COVIELLE.
Plus de commerce.
LUCILE, s’arrêtant.
Hé bien ! puisque vous ne voulez pas m’écouter, demeurez dans votre pensée, et faites ce qu’il vous plaira.
NICOLE, s’arrêtant aussi.
Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.
CLÉONTE, se tournant vers Lucile.
Sachons donc le sujet d’un si bel accueil.
LUCILE, s’en allant à son tour pour éviter Cléonte.
Il ne me plaît plus de le dire.
COVIELLE, se tournant vers Nicole.
Apprends-nous un peu cette histoire.
NICOLE, s’en allant aussi pour éviter Covielle.
Je ne veux plus, moi, te l’apprendre.
CLÉONTE, suivant Lucile.
Dites-moi…
LUCILE, marchant toujours sans regarder Cléonte.
Non, je ne veux rien dire.
COVIELLE, suivant Nicole.
Conte-moi…
NICOLE, marchant aussi sans regarder Covielle.
Non, je ne conte rien.
CLÉONTE.
De grace !
NICOLE.
Non, vous dis-je.
COVIELLE.
Par charité.
NICOLE.
Point d’affaire.
CLÉONTE.
Je vous en prie.
NICOLE.
Laissez-moi.
COVIELLE.
Je t’en conjure.
NICOLE.
Ôte-toi de là.
CLÉONTE.
Lucile !
LUCILE.
Non.
COVIELLE.
Nicole !
NICOLE.
Point.
CLÉONTE.
Au nom des dieux !
LUCILE.
Je ne veux pas.
COVIELLE.
Parle-moi.
NICOLE.
Point du tout.
CLÉONTE.
Éclaircissez mes doutes.
LUCILE.
Non : je n’en ferai rien.
COVIELLE.
Guéris-moi l’esprit.
NICOLE.
Non : il ne me plaît pas.
CLÉONTE.
Hé bien ! puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine, et de vous justifier du traitement indigne que vous avez fait à ma flamme, vous me voyez, ingrate, pour la dernière fois ; et je vais, loin de vous, mourir de douleur et d’amour.
COVIELLE, à Nicole.
Et moi, je vais suivre ses pas.
LUCILE, à Cléonte, qui veut sortir.
Cléonte !
NICOLE, à Covielle, qui suit son maître.
Covielle !
CLÉONTE, s’arrêtant.
Hé ?
COVIELLE, s’arrêtant aussi.
Plaît-il ?
LUCILE.
Où allez-vous ?
CLÉONTE.
Où je vous ai dit.
COVIELLE.
Nous allons mourir.
LUCILE.
Vous allez mourir, Cléonte ?
CLÉONTE.
Oui, cruelle, puisque vous le voulez.
LUCILE.
Moi ! je veux que vous mouriez !
CLÉONTE.
Oui, vous le voulez.
LUCILE.
Qui vous le dit ?
CLÉONTE, s’approchant de Lucile.
N’est-ce pas le vouloir, que de ne vouloir pas éclaircir mes soupçons ?
LUCILE.
Est-ce ma faute ? et, si vous aviez voulu m’écouter, ne vous aurois-je pas dit que l’aventure dont vous vous plaignez a été causée ce matin par la présence d’une vieille tante, qui veut à toute force que la seule approche d’un homme déshonore une fille, qui perpétuellement nous sermonne sur ce chapitre, et nous figure tous les hommes comme des diables qu’il faut fuir ?
NICOLE, à Covielle.
Voilà le secret de l’affaire.
CLÉONTE.
Ne me trompez-vous point, Lucile ?
COVIELLE, à Nicole.
Ne m’en donnes-tu point à garder ?
LUCILE, à Cléonte.
Il n’est rien de plus vrai.
NICOLE, à Covielle.
C’est la chose comme elle est.
COVIELLE, a Cléonte.
Nous rendrons-nous à cela ?
CLEONTE.
Ah ! Lucile, qu’avec un mot de votre bouche vous savez apaiser de choses dans mon cœur, et que facilement on se laisse persuader aux personnes qu’on aime !
COVIELLE.
Qu’on est aisément amadoué par ces diantres d’animaux-là !
Scène XI.
MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
MADAME JOURDAIN.
je suis bien aise de vous voir, Cléonte, et vous voilà tout à propos. Mon mari vient ; prenez vite votre temps pour lui demander Lucile en mariage.
CLÉONTE.
Ah ! madame, que cette parole m’est douce, et qu’elle flatte mes désirs ! Pouvois-je recevoir un ordre plus charmant, une faveur plus précieuse ?
Scène XII.
CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
CLÉONTE.
Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même, et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
MONSIEUR JOURDAIN.
Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.
CLÉONTE.
Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN.
Touchez là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.
CLÉONTE.
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous n’êtes pont gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
MADAME JOURDAIN.
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.
MADAME JOURDAIN.
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà pas le coup de langue ?
MADAME JOURDAIN.
Et votre père n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
MADAME JOURDAIN.
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
NICOLE.
Cela est vrai : nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.
MONSIEUR JOURDAIN, à Nicole.
Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marguise.
MADAME JOURDAIN.
Marquise ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, marquise.
MADAME JOURDAIN.
Hélas ! Dieu m’en garde !
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est une chose que j’ai résolue.
MADAME JOURDAIN.
C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, diroit-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.
Scène XIII.
MADAME JOURDAIN. LUCILE, CLÉONTE, NICOLE, COVIELLE.
MADAME JOURDAIN.
Cléonte, ne perdez point courage encore. (À Lucile.) Suivez-moi, ma fille ; et venez dire résolument à votre père que si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne.
Scène XIV.
CLÉONTE, COVIELLE.
COVIELLE.
Vous avez fait de belles affaires, avec vos beaux sentiments !
CLÉONTE.
Que veux-tu ? j’ai un scrupule là-dessus que l’exemple ne sauroit vaincre.
COVIELLE.
Vous moquez-vous, de le prendre sérieusement avec un homme comme cela ? Ne voyez-vous pas qu’il est fou ? et vous coûtoit-il quelque chose de vous accommoder à ses chimères ?
CLÉONTE.
Tu as raison ; mais je ne croyois pas qu’il fallût faire ses preuves de noblesse pour être gendre de monsieur Jourdain.
COVIELLE, riant
Ah ! fih ! ah !
CLÉONTE.
De quoi ris-tu ?
COVIELLE.
D’une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et vous faire obtenir ce que vous souhaitez.
CLÉONTE.
Comment ?
COVIELLE.
L’idée est tout h fait plaisante.
CLÉONTE.
Quoi donc ?
COVIELLE.
Il s’est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie ; mais, avec lui, on peut hasarder toute chose ; il n’y faut point chercher tant de façons, et il est homme à y jouer son rôle à merveille, et à donner aisément dans toutes les fariboles qu’on s’avisera de lui dire. J’ai les acteurs, j’ai les habits tout prêts ; laissez-moi faire seulement.
CLÉONTE.
Mais apprends-moi…
COVIELLE.
Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous ; le voilà qui revient.
Scène XV.
MONSIEUR JOURDAIN, seul.
Que diable est-ce là ? ils n’ont rien que les grands seigneurs à me reprocher, et moi je ne vois rien de si beau que de hanter les grands seigneurs ; il n’y a qu’honneur et que civilité avec eux ; et je voudrois qu’il m’eût coûté deux doigts de la main, et être né comte ou marquis.
Scène XVI.
MONSIEUR JOURDAIN, UN LAQUAIS.
LE LAQUAIS.
Monsieur, voici monsieur le comte, et une dame qu’il mène par la main.
MONSIEUR JOURDAIN.
Hé ! mon Dieu ! j’ai quelques ordres à donner. Dis-leur que je vais venir ici tout à l’heure.
Scène XVII.
DORIMÈNE, DORANTE, UN LAQUAIS.
LE LAQUAIS.
Monsieur dit comme cela qu’il va venir ici tout à l’heure.
DORANTE.
Voilà qui est bien.
Scène XVIII.
DORIMÈNE, DORANTE.
DORIMÈNE.
Je ne sais pas, Dorante, je fais encore ici une étrange démarche, de me laisser amener par vous dans une maison où je ne connois personne.
DORANTE.
Quel lieu voulez-vous donc, madame, que mon amour choisisse pour vous régaler, puisque, pour fuir l’éclat, vous ne voulez ni votre maison ni la mienne ?
DORIMÈNE.
Mais vous ne dites pas que je m’engage insensiblement chaque jour, à recevoir de trop grands témoignages de votre passion. J’ai beau me défendre des choses, vous fatiguez ma résistance, et vous avez une civile opiniâtreté qui me fait venir doucement à tout ce qu’il vous plaît. Les visites fréquentes ont commencé, les déclarations sont venues ensuite, qui, après elles, ont traîné les sérénades et les cadeaux que les présents ont suivis. Je me suis opposée à tout cela ; mais vous ne vous rebutez point, et, pied à pied, vous gagnez mes résolutions. Pour moi, je ne puis plus répondre de rien, et je crois qu’à la fin vous me ferez venir au mariage, dont je me suis tant éloignée.
DORANTE.
Ma foi, madame, vous y devriez déjà être : vous êtes veuve, et ne dépendez que de vous ; je suis maître de moi, et je vous aime plus que ma vie : à quoi tient-il que dès aujourd’hui vous ne fassiez tout mon bonheur ?
DORIMÈNE.
Mon Dieu ! Dorante, il faut des deux parts bien des qualités pour vivre heureusement ensemble ; et les deux plus raisonnables personnes du monde ont souvent peine à composer une union dont ils soient satisfaits.
DORANTE.
Vous vous moquez, madame, de vous y figurer tant de difficultés ; et l’expérience que vous avez faite ne conclut rien pour tous les autres.
DORIMENE.
Enfin j’en reviens toujours là ; les dépenses que je vous vois faire pour moi m’inquiètent par deux raisons : l’une, qu’elles m’engagent plus que je ne voudrois ; et l’autre, que je suis sûre, sans vous déplaire, que vous ne les faites point que vous ne vous incommodiez ; et je ne veux point cela.
DORANTE.
Ah ! madame, ce sont des bagatelles ; et ce n’est pas par là…
DORIMÈNE.
Je sais ce que je dis ; et, entre autres, le diamant que vous m’avez forcée à prendre est d’un prix…
DORANTE.
Hé ! madame, de grace, ne faites point tant valoir une chose que mon amour trouve indigne de vous ; et souffrez… Voici le maître du logis.
Scène XIX.
MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE.
MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène.
Un peu plus loin, madame.
DORIMÈNE.
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Un pas, s’il vous plaît.
DORIMÈNE.
Quoi donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Reculez un peu, pour la troisième.
DORANTE.
Madame, monsieur Jourdain sait son monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
Madame, ce m’est une gloire bien grande de me voir assez fortuné, pour être si heureux, que d’avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m’accorder la grace, de me faire l’honneur de m’honorer de la faveur de votre présence ; et si j’avois aussi le mérite, pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le ciel… envieux de mon bien… m’eût accordé… l’avantage de me voir digne… des…
DORANTE.
Monsieur Jourdain, en voilà assez. Madame n’aime pas les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme d’esprit. (Bas, à Dorimène.) C’est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.
DORIMÈNE, bas, à Dorante.
Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir.
DORANTE.
Madame, voilà le meilleur de mes amis.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est trop d’houneur que vous me faites.
DORANTE.
Galant homme tout à fait.
DORIMÈNE.
J’ai beaucoup d’estime pour lui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je n’ai rien fait encore, madame, pour mériter cette grace.
DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.
Prenez bien garde, au moins, à ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.
Ne pourrois-je pas seulement lui demander comment elle le trouve ?
DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.
Comment ? gardez-vous-en bien ! cela seroit vilain à vous ; et, pour agir en galant homme, il faut que vous fassiez comme si ce n’étoit pas vous qui lui eussiez fait ce présent. (Haut.) Monsieur Jourdain, madame, dit qu’il est ravi de vous voir chez lui.
DORIMÈNE.
Il m’honore beaucoup.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.
Que je vous suis obligé, monsieur, de lui parler ainsi pour moi !
DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.
J’ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.
Je ne sais quelles graces vous en rendre.
DORANTE.
Il dit, madame, qu’il vous trouve la plus belle personne du monde.
DORIMÈNE.
C’est bien de la grace qu’il me fait.
MONSIEUR JOURDAIN.
Madame, c’est vous qui faites les graces ; et…
DORANTE.
Songeons à manger.
Scène XX.
MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, UN LAQUAIS.
LE LAQUAIS, à monsieur Jourdain.
Tout est prêt, monsieur.
DORANTE.
Allons donc nous mettre à table, et qu’on fasse venir les musiciens.
Scène XXI.
ENTRÉE DE BALLET.
Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble, et font le troisième intermède, après quoi ils apportent une table couverte de plusieurs mets.
fin du troisième acte.
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
DORIMÈNE, MONSIEUR JOURDAIN, DORANTE, TROIS MUSICIENS, UN LAQUAIS.
DORIMÈNE.
Comment ! Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous vous moquez, madame ; et je voudrois qu’il fût plus digne de vous être offert.
(Dorimène, monsieur Jourdain, Dorante et les trois musiciens se mettent à table.)
DORANTE.
Monsieur Jourdain a raison, madame, de parler de la sorte ; et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis, notre ami, s’en étoit mêlé, tout seroit dans les règles, il y auroit partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manqueroit pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donneroit, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui, sous les dents, est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et, pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs mariés avec la chicorée. Mais, pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et, comme monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrois que le repas fût plus digne de vous être offert.
DORIMÈNE.
Je ne réponds à ce compliment qu’en mangeant comme je fais.
MONSIEUR JOORDAIN.
Ah ! que voilà de belles mains !
DORIMÈNE.
Les mains sont médiocres, monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.
MONSIEUR JOURDAIN.
Moi, madame ? Dieu me garde d’en vouloir parler ! ce ne seroit pas agir en galant homme ; et le diamant est fort peu de chose.
DORIMÈNE.
Vous êtes bien dégouté.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous avez trop de bonté…
DORANTE, après avoir fait un signe à monsieur Jourdain.
Allons, qu’on donne du vin à monsieur Jourdain et à ces messieurs, qui nous feront la grace de nous chanter quelque air à boire.
DORIMÈNE.
C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique ; et je me vois ici admirablement régalée.
, MONSIEUR JOURDAIN.
Madame, ce n’est pas…
DORANTE.
Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces messieurs ; ce qu’ils nous feront entendre vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire.
PREMIER ET SECOND MUSICIEN ENSEMBLE, un verre à la main.
Un
petit doigt, Philis, pour commencer le tour :
Ah !
qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous
et le vin vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux
redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons,
jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Qu’en
mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits !
Et que
l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un
de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je
m’enivre à longs traits.
Entre lui, vous et moi, jurons,
jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
SECOND ET TROISIÈME MUSICIEN ENSEMBLE.
Buvons,
chers amis, buvons !
Le temps qui fuit nous y
convie :
Profitons de la vie
Autant que nous
pouvons.
Quand on a passé l’onde noire,
Adieu, le
bon vin, nos amours.
Dépêchons-nous de boire ;
On ne
boit pas toujours.
Laissons raisonner les sots
Sur le
vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met
parmi les pots.
Les
biens, le savoir et la gloire,
N’ôtent point les soucis
fâcheux ;
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on
peut être heureux.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Sus,
sus ; du vin partout : versez, garçon, versez.
Versez,
versez toujours, tant qu’on vous dise, Assez.
DORIMÈNE.
Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter ; et cela est tout à fait beau.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vois encore ici, madame, quelque chose de plus beau.
DORIMÈNE.
Ouais ! monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensois.
DORANTE.
Comment, madame ! pour qui prenez-vous monsieur Jourdain ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Je voudrois bien qu’elle me prît pour ce que je dirois.
DORIMÈNE.
Encore ?
DORANTE, à Dorimène.
Vous ne le connoissez pas.
MONSIEUR JOURDAIN.
Elle me connoîtra quand il lui plaira.
DORIMÈNE.
Oh ! je le quitte.
DORANTE.
Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que monsieur Jourdain, madame, mange tous les morceaux que vous touchez.
DORIMÈNE.
Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.
MONSIEUR JOURDAIN.
Si je pouvois ravir votre cœur, je serois…
Scène II.
MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, MUSICIENS, LAQUAIS.
MADAME JOURDAIN.
Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendoit pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer dîner chez ma sœur ? Je viens de voir un théâtre là-bas, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien ; et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener.
DORANTE.
Que voulez-vous dire, madame Jourdain ? et quelles fantaisies sont les vôtres, de vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c’est lui qui donne ce régal à madame ? Apprenez que c’est moi, je vous prie ; qu’il ne fait seulement que me prêter sa maison, et que vous devriez un peu mieux regarder aux choses que vous dites.
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, impertinente, c’est monsieur le comte qui donne tout ceci à madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l’honneur de prendre ma maison, et de vouloir que je sois avec lui.
MADAME JOURDAIN.
Ce sont des chansons que cela ; je sais ce que je sais.
DORANTE.
Prenez, madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.
MADAME JOURDAIN.
Je n’ai que faire de lunettes, monsieur, et je vois assez clair. Il y a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. Et vous, madame, pour une grande dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.
DORIMÈNE.
Que veut donc dire tout ceci ? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m’exposer aux sottes visions de cette extravagante.
DORANTE, suivant Dorimène, qui sort.
Madame, holà ! madame, où courez-vous ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Madame… Monsieur le comte, faites-lui mes excuses, et tâchez de la ramener.
Scène III.
MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! impertinente que vous êtes, voilà de vos beaux faits ! Vous me venez faire des affronts devant tout le monde ; et vous chassez de chez moi des personnes de qualité !
MADAME JOURDAIN.
Je me moque de leur qualité.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec les pièces du repas que vous êtes venue troubler.
(Les laquais ennportent la table.)
MADAME JOURDAIN, sortant.
Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et j’aurai pour moi toutes les femmes.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous faites bien d’éviter ma colère.
Scène IV.
MONSIEUR JOURDAIN, seul.
Elle est arrivée là bien malheureusement. J’étois en humeur de dire de jolies choses ; et jamais je ne m’étois senti tant d’esprit. Qu’est-ce que c’est que cela ?
Scène V.
MONSIEUR JOURDAIN ; COVIELLE, déguisé.
COVIELLE.
Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, monsieur.
COVIELLE, étendant la main à un pied de terre.
Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.
MONSIEUR JOURDAIN.
Moi ?
COVIELLE.
Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenoient dans leurs bras pour vous baiser.
MONSIEUR JOURDAIN.
Pour me baiser ?
COVIELLE.
Oui. J’étois grand ami de feu monsieur vofre pére.
MONSIEUR JOURDAIN.
De feu monsieur mon père ?
COVIELLE.
Oui. C’étoit un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN.
Comment dites-vous ?
COVIELLE.
Je dis que c’étoit un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mon père ?
COVIELLE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous l’avez fort connu ?
COVIELLE.
Assurément.
MONSIEUR JOURDAIN.
Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?
COVIELLE.
Sans doute.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je ne sais donc pas comment le monde est fait ?
COVIELLE.
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.
COVIELLE.
Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisoit, c’est qu’il étoit fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connoissoit fort bien en étoffes, il en alloit choisir de tous les côtés, les faisoit apporter chez lui, et en donnoit à ses amis pour de l’argent.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je suis ravi de vous connoitre, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père étoit gentilhomme.
COVIELLE.
Je le soutiendrai devant tout le monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?
COVIELLE.
Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai-dit, j’ai voyagé par tout le monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
Par tout le monde ?
COVIELLE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.
COVIELLE.
Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et, par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.
MONSIEUR JOURDAIN.
Quelle ?
COVIELLE.
Vous savez que le fils du Grand Turc est ici ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Moi ? Non.
COVIELLE.
Comment ! il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.
MONSIEUR JOURDAIN.
Par ma foi, je ne savois pas cela.
COVIELLE.
Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.
MONSIEUR JOURDAIN.
Le fils du Grand Turc ?
COVIELLE.
Oui ; et il veut être votre gendre.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mon gendre, le fils du Grand Turc !
COVIELLE.
Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi ; et, après quelques autres discours, il me dit : Acciam croc soler onch alla mouslaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire : N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?
COVIELLE.
Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connoissois particulièrement, et que j’avois vu votre fille : Ah ! me dit-il, marababa sahem ! c’est-à-dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle !
MONSIEUR JOURDAIN.
Marababa sahem veut dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle ?
COVIELLE.
Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.
Par ma foi, vous faites bien de me le dire ; car, pour moi, je n’aurois jamais cru que marababa sahem eût voulu dire : Ah, que je suis amoureux d’elle ! Voilà une langue admirable que ce turc !
COVIELLE.
Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Cacaracamouchen ? Non.
COVIELLE.
C’est-à-dire, Ma chère ame.
MONSIEUR JOURDAIN.
Cacaracamouchen veut dire, Ma chère ame ?
COVIELLE.
Oui
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond.
COVIELLE.
Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digue de lui, il veut vous faire mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays.
MONSIEUR JOURDAIN.
Mamamouchi ?
COVIELLE.
Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.
MONSIEUR JOURDAIN.
Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup ; et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.
COVIELLE.
Comment ! le voilà qui va venir ici.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il va venir ici ?
COVIELLE.
Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà qui est bien prompt.
COVIELLE.
Son amour ne peut souffrir aucun retardement.
MONSIEUR JOURDAIN.
Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.
COVIELLE.
Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse : c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose prés. Je viens de le voir, on me l’a montré ; et l’amour qu’elle a pour l’un pourra passer aisément à l’autre, et… Je lentends venir ; le voilà.
Scène VI.
CLÉONTE, en Turc ; TROIS PAGES, portant la veste de Cléonte ; MONSIEUR JOURDAIN, COVIELLE.
CLÉONTE.
Ambousahim oqui boraf, Jordina, salamalequi.
COVIELLE, à monsieur Jourdain.
C’est-à-dire : Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je suis très humble serviteur de Son Altesse turque.
COVIELLE.
Carigar camboto oustin moraf.
CLÉONTE.
Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.
COVIELLE.
Il dit : Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents.
MONSIEUR JOURDAIN.
Son Altesse turque m’honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.
COVIELLE.
Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.
CLÉONTE.
Belmen.
COVIELLE.
Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.
MONSIEUR JOURDAIN.
Tant de choses en deux mots ?
COVIELLE.
Oui. La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite.
Scène VII.
COVIELLE, seul.
Ah ! ah ! ah ! Ma foi, cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! quand il auroit appris son rôle par cœur, il ne pourroit pas le mieux jouer. Ah ! ah !
Scène VIII.
DORANTE, COVIELLE.
COVIELLE.
Je vous prie, monsieur, de nous vouloir aider céans dans une affaire qui s’y passe.
DORANTE.
Ah ! ah ! Covielle, qui t’auroit reconnu ? Comme te voilà ajusté !
COVIELLE.
Vous voyez. Ah ! ah !
DORANTE.
De quoi ris-tu ?
COVIELLE.
D’une chose, monsieur, qui le mérite bien.
DORANTE.
Comment ?
COVIELLE.
Je vous le donnerois en bien des fois, monsieur, à deviner le stratagème dont nous nous servons auprès de monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.
DORANTE.
Je ne devine point le stratagème ; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.
COVIELLE.
Je sais, monsieur, que la bête vous est connue.
DORANTE.
Apprends-moi ce que c’est.
COVIELLE.
Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.
Scène IX.
cérémonie turque.
LE MUPHTI, DERVIS, TURCS. assistants du muphti, chantants et dansants.
PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son des instruments. Ils portent trois tapis qu’ils lèvent fort haut, après en avoir fait, en dansant, plusieurs figures. Lès Turcs chantants passent par-dessous ces tapis pour s’aller ranger aux deux côtés du théâtre. Le muphti, accompagné des dervis, ferme cette marche.
Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux. Le muphti et les dervis restent debout au milieu d’eux ; et, pendant que le muphti invoque Mahomet, en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces, sans proférer une seule parole, les Turcs assistants se prosternent jusqn’à terre, chantant Alli, lèvent les bras au ciel, en chantant Alla ; ce qu’ils continuent jusqu’à la fin de l’invocation, après laquelle ils se lèvent tous, chantant Alla eckber ; et deux dervis vont chercher monsieur Jourdain.
Scène X.
LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansants ; MONSIEUR JOURDAIN vêtu à la turque, la tèle rasée. Sans turban et sans sabre.
LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.
Se
ti sabir,
Ti respondir ;
Se non sabir,
Tazir,
tazir.
Mi star muphti,
Ti qui star si ?
Non
intendir ;
Tazir, tazir.
(Deux dervis font retirer monsieur Jourdain.)
Scène XI.
LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansant.
LE MUPHTI.
Dice, Turque, qui star quista ? Anabatista ? anabatista ?
LES TURCS.
Ioc.
LE MUPHTI.
Zuinglista ?
LES TURCS.
Ioc.
LE MUPHTI.
Coffita ?
LES TURCS.
Ioc.
LE MUPHTI.
Hussita ? Morista ? Fronista ?
LES TURCS.
Ioc, ioc, ioc.
LE MUPHTI.
Ioc, ioc, ioc. Star pagana ?
LES TURCS.
Ioc.
LES MUPHTI.
Luterana ?
LES TURCS.
Ioc.
LE MUPHTI.
Puritana ?
LES TURCS.
Ioc.
LE MUPHTI.
Bramina ? Moffina ? Zurina ?
LES TURCS.
Ioc, ioc, ioc.
LE MUPHTI.
Ioc, ioc, ioc. Mahametana ? Mahametana ?
LES TURCS.
Hi Valla. Hi Valla.
LE MUPHTI.
Como chamara ? Como chamara ?
LES TURCS.
Giourdina, Giourdina.
LE MUPHTI, sautant.
Giourdina, Giourdina
LES TURCS.
Giourdina, Giourdina.
LE MUPHTI.
Mahameta,
per Giourdina,
Mi pregar sera e matina.
Voler far un
paladina
De Giourdina, de Giourdina,
Dar turbanta, e dar
scarrina,
Con galera, e brigantina,
Per deffender
Palestina.
Mahameta, per Giourdina,
Mi pregar sera e
matina.
(Aux Turcs.)
Star bon Turca Giourdina ?
LES TURCS.
Hi Valla. Hi Yalla.
LE MUPHTI, chantant et dansant.
Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.
LES TURCS.
Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.
Scène XII.
TURCS, chantants et dansants.
DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Scène XIII.
LE MUPHTI, DERVIS, MONSIEUR JOURDAIN, TURCS chantants et dansants.
Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées.
Les deux autres dervis amènent monsieur Jourdain, et le font mettre à genoux, les mains parterre, de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation ; après quoi, en levant les bras au ciel, le muphti crie à haute voix ; Hou.
Pendant cette seconde invocation, les Turcs assistants, s’inclinant et se relevant alternativement, chantent aussi Hou, hou, hou.
MONSIEUR JOURDAIN, après qu’on lui a ôté l’Alcoran de dessus le dos.
Ouf.
LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.
Ti non star furba ?
LES TURCS. No, no, no
LE MUPHTI.
Non star forfanta ?
LES TURCS.
No, no, no.
LE MUFTI, aux Turcs.
Donar turbanta.
LES TURCS.
Ti non star furba ? No, no, no.
Non star forfanta ? No, no, no. Donar turbanta.
TROISIÈME ENTREE DE BALLET.
Les Turcs dansants mettent le turban sur la tête de mosieur Jourdain au son des instruments.
LE MUPHTI, donnant le sabre à monsieur Jourdain.
Ti star nobile, non star fabbola. Pigliar schiabbola.
LES TURCS, mettant le sabre à la main.
Ti star nobile, non star fabbola Pigliar schiabbola.
QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre à monsieur Jourdain.
LE MUPHTI.
Dara, dara Bastonnara. Dara, dara Bastonnara.
CINQUIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les Turcs dansants donnent à monsieur Jourdain des coups de bâton en cadence.
LE MUPHTI. Non tener honta,
Questa star l’ultima affronta.
LES TURCS. Non tener honta,
Questa star l’ultima affronta. Le muphti commence une troisième invocation. Les dervis le soutiennent par-dessous les bras avec respect ; après quoi les Turcs chantants et dansants, sautant autour du muphti, se retirent avec lui et emmènent monsieur Jourdain.
fin du quatrième acte.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN.
MADAME JOURDAIN.
Ah ! mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-ce un momon que vous allez porter, et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci ? Qui vous a fagoté comme cela ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un mamamouchi !
MADAME JOURDAIN.
Comment donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.
Que voulez-vous dire avec votre mamamouchi ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Mamamouchi, vous dis-je. Je suis mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.
Quelle bête est-ce là ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Mamamouchi, c’est-à-dire, en notre langue, paladin.
MADAME JOURDAIN.
Baladin ! Etes-vous en âge de danser des ballets ?
MONSIEuR JOURDAIN.
Quelle ignorante ! Je dis paladin : c’est une dignité dont on vient de me faire la cérémonie.
MADAME JOURDAIN.
Quelle cérémonie donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Mahameta per Jordina.
MADAME JOURDAIN.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Jordina, c’est-à-dire Jourdain.
MADAME JOURDAIN.
Hé bien ? quoi, Jourdain ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Voler far un paladina de Jordina.
MADAME JOURDAIN.
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Dar turbanta con galera.
MADAME JOURDAIN.
Qu’est-ce à dire, cela ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Per deffender Palestina.
MADAME JOURDAIN.
Que voulez-vous donc dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Dara, dara bastonnara.
MADAME JOURDAIN.
Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Non tener honta, questa star l’ultima affronta.
MADAME JOURDAIN.
Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?
MONSIEUR JOURDAIN, chantant et dansant.
Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.
(Il tombe par terre.)
MADAME JOURDAIN.
Hélas ! mon Dieu ! mon mari est devenu fou !
MONSIEUR JOURDAIN, se relevant et s’en allant.
Paix, insolente. Portez respect à monsieur le mamamouchi.
MADAME JOURDAIN, seule.
Où est-ce donc qu’il a perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. (Apercevant Dorimène et Dorante.) Ah ! ah ! voici justement le reste de notre écu. Je ne vois que chagrin de tous côtés.
Scène II.
DORANTE, DORIMÈNE.
DORANTE.
Oui, madame, vous verrez la plus plaisante chose qu’on puisse voir ; et je ne crois pas que dans tout le monde il soit possible de trouver encore un homme aussi fou que celui-là. Et puis, madame, il faut tâcher de servir l’amour de Cléonte, et d’appuyer toute sa mascarade. C’est un fort galant homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui.
DORIMÈNE.
J’en fais beaucoup de cas, et il est digne d’une bonne fortune.
DORANTE.
Outre cela, nous avons ici, madame, un ballet qui nous revient, que nous ne devons pas laisser perdre ; et il faut bien voir si mon idée pourra réussir.
DORIMÈNE.
J’ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions ; et, pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j’ai résolu de me marier promptement avec vous. C’en est le vrai secret, et toutes ces choses unissent avec le mariage, comme vous savez.
DORANTE.
Ah ! madame, est-il possible que vous ayez pu prendre pour moi une si douce résolution ?
DORIMÈNE.
Ce n’est que pour vous empêcher de vous ruiner ; et, sans cela, je vois bien qu’avant qu’il fût peu vous n’auriez pas un sou.
DORANTE.
Que j’ai d’obligation, madame, aux soins que vous avez de conserver mon bien ! Il est entièrement à vous, aussi bien que mon cœur ; et vous en userez de la façon qu’il vous plaira.
DORIMENE.
J’userai bien de tous les deux. Mais voici votre homme : la figure en est admirable.
Scène III.
MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE.
DORANTE.
Monsieur, nous venons rendre hommage, madame et moi, à votre nouvelle dignité, et nous réjouir avec vous du mariage que vous faites de votre fille avec le fils du Grand Turc.
MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait les révérences à la turque.
Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions.
DORIMÈNE.
J’ai été bien aise d’être des premières, monsieur, à venir vous féliciter du haut degré de gloire où vous êtes monté.
MONSIEUR JOURDAIN.
Madame, je vous souhaite toute l’année votre rosier fleuri. Je vous suis infiniment obligé de prendre part aux honneurs qui m’arrivent ; et j’ai beaucoup de joie de vous voir revenue ici, pour vous faire les très humbles excuses de l’extravagance de ma femme.
DORIMÈNE.
Cela n’est rien ; j’excuse en elle un pareil mouvement : votre cœur lui doit être précieux ; et il n’est pas étrange que la possession d’un homme comme vous puisse inspirer quelques alarmes.
MONSIEUR JOURDAIN.
La possession de mon cœur est une chose qui vous est tout acquise.
DORANTE.
Vous voyez, madame, que monsieur Jourdain n’est pas de ces gens que les prospérités aveuglent, et qu’il sait, dans sa grandeur, connoître encore ses amis.
DORIMÈNE.
C’est la marque d’une ame tout à fait généreuse.
DORANTE.
Où est donc Son Altesse turque ? nous voudrions bien, comme vos amis, lui rendre nos devoirs.
MONSIEUR JOURDAIN.
Le voilà qui vient ; et j’ai envoyé quérir ma fille pour lui donner la main.
Scène IV.
MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, CLÉONTE, habillé en Turc.
DORANTE, à Cléonte.
Monsieur, nous venons faire la révérence à Voire Altesse, comme amis de monsieur votre beau-père, et l’assurer avec respect de nos très humbles services.
MONSIEUR JOURDAIN.
Où est le truchement, pour lui dire qui vous êtes, et lui faire entendre ce que vous dites ? Vous verrez qu’il vous répondra ; et il parle turc à merveille, (À cléonte.) Holà ! où diantre est-il allé ? Strouf, strif, strof, straf. Monsieur est un grande segnore, grande segnore, grande segnore ; et madame, une granda dama, granda dama. (Voyant qu’il ne se fait point entendre.) Ah ! (À Cléonte, montrant Dorante.) Monsieur, lui mamamouchi françois, et madame mamamouchie françoise. Je ne puis pas parler plus clairement. Bon ! voici l’interprète.
Scène V.
MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE ; CLÉONTE, habillé en Turc ; COVIELLE, déguisé.
MONSIEUR JOURDAIN.
OÙ allez-vous donc ? nous ne saurions rien dire sans vous. (Montrant Cléonte.) Dites-lui un peu que monsieur et madame sont des personnes de grande qualité, qui lui viennent faire la révérence, comme mes amis, et l’assurer de leurs services. (À Doriméne et à Dorante.) Vous allez voir comme il va répondre.
COVIELLE.
Alabala crociam acci boram alabamen.
CLÉONTE.
Catalequi tubal ourin soter amalouchan.
MONSIEUR JOURDAIN, à Dorimène et à Dorante.
Voyez-vous ?
COVIELLE.
Il dit que la pluie des prospérités arrose en tout temps le jardin de votre famille.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je vous l’avois bien dit, qu’il parle turc.
DORANTE.
Cela est admirable.
Scène VI.
LUCILE, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, COVIELLE.
MONSIEUR JOURDAIN.
Venez, ma fille ; approchez-vous, et venez donner votre main à monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage.
LUCILE.
Comment ! mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Non, non, ce n’est pas une comédie ; c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. (Montrant cléonte.) Voilà le mari que je vous donne.
LUCILE.
À moi, mon père ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Oui, à vous. Allons, touchez-lui dans la main, et rendez graces au ciel de votre bonheur.
LUCILE.
Je ne veux point me marier.
MONSIEUR JOURDAIN.
Je le veux, moi, qui suis votre père.
LUCILE.
Je n’en ferai rien.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! que de bruit ! Allons, vous dis-je. Çà, votre main.
LUCILE.
Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… (Reconnoissant Cléonte.) Il est vrai que vous êtes mon père ; je vous dois entière obéissance ; et c’est à vous à disposer de moi selon vos volontés.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! je suis ravi de vous voir si promptement revenue dans votre devoir ; et voilà qui me plaît, d’avoir une fille obéissante.
Scène VII.
MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, LUCILE, DORANTE, DORIMÈNE, COVIELLE.
MADAME JOURDAIN.
Comment donc ? qu’est-ce que c’est que ceci ? on dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voulez-vous vous taire, impertinente ? Vous venez toujours mêler vos extravagances à toutes choses ; et il n’y a pas moyen de vous apprendre à être raisonnable.
MADAME JOURDAIN.
C’est vous qu’il n’y a pas moyen de rendre sage ; et vous allez de folie en folie. Quel est votre dessein, et que voulez-vous faire avec cet assemblage ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Je veux marier notre fille avec le fils du Grand Turc.
MADAME JOURDAIN.
Avec le fils du Grand Turc ?
MONSIEUR JOURDAIN, montrant Covielle.
Oui. Faites-lui faire vos compliments par le truchemenent que voilà.
MADAME JOURDAIN.
Je n’ai que faire du truchement, et je lui dirai bien, moi-même, à son nez, qu’il n’aura point ma fille.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voulez-vous vous taire, encore une fois ?
DORANTE.
Comment ! madame Jourdain, vous vous opposez à un honneur comme celui-là ? vous refusez Son Altesse turque pour gendre ?
MADAME JOURDAIN.
Mon Dieu ! monsieur, mélez-vous de vos affaires.
DORIMÈNE.
C’est une grande gloire qui n’est pas à rejeter.
MADAME JOURDAIN.
Madame, je vous prie aussi de ne vous point embarrasser de ce qui ne vous touche pas.
DORANTE.
C’est l’amitié que nous avons pour vous qui nous fait intéresser dans vos avantages.
MADAME JOURDAIN.
Je me passerai bien de votre amitié.
DORANTE.
Voilà voire fille qui consent aux volontés de son père.
MADAME JOURDAIN.
Ma fille consent à épouser un Turc ?
DORANTE.
Sans doute.
MADAME JOURDAIN.
Elle peut oublier Cléonte ?
DORANTE.
Que ne fait-on pas pour être grand’dame ?
MADAME JOURDAIN.
Je l’étranglerois de mes mains, si elle avoit fait un coup comme celui-là.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà bien du caquet ! Je vous dis que ce mariage-le se fera.
MADAME JOURDAIN.
Je vous dis, moi, qu’il ne se fera point.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! que de bruit !
LUICLE.
Ma mère !
MADAME JOURDAIN.
Allez ! vous êtes une coquine.
MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.
Quoi ! vous la querellez de ce qu’elle, m’obéit ?
MADAME JOURDAIN.
Oui ; elle est à moi aussi bien qu’à vous.
COVIELLE, à madame Jourdain.
Madame !
MADAME JOURDAIN.
Que me voulez-vous conter, vous ?
COVIELLE.
Un mot.
MADAME JOURDAIN.
Je n’ai que faire de votre mot.
COVIELLE, à monsieur Jourdain.
Monsieur, si elle veut écouter une parole en païticulier, je vous promets de la faire consentir à ce que vous voulez.
MADAME JOURDAIN.
Je n’y consentirai point.
COVIELLE.
Écoutez-moi seulement.
MADAME JOURDAIN.
Non.
MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.
Écoutez-le.
MADAME JOURDAIN.
Non ; je ne veux pas l’écouter.
MONSIEUR JOURDAIN.
Il vous dira…
MADAME JOURDAIN.
Je ne veux point qu’il me dise rien.
MONSIEUR JOURDAIN.
Voilà une grande obstination de femme ! Cela vous fera-t-il mal de l’entendre ?
COVIELLE.
Ne faites que m’écouter ; vous ferez après ce qu’il vous plaira.
MADAME JOURDAIN.
Hé bien ! quoi ?
COVIELLE, bas, à madame Jourdain.
Il y a une heure, madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas bien que tout ceci n’est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari ; que nous l’abusons sous ce déguisement, et que c’est Cléonte lui-même qui est le fils du Grand Turc ?…
MADAME JOURDAIN, bas, a Covielle.
Ah ! ah !
COVIELLE, bas, à madame Jourdain.
Et moi, Covielle, qui suis le truchement.
MADAME JOURDAIN, bas, à Covielle.
Ah ! comme cela, je me rends.
COVIELLE, bas, à madame Jourdain.
Ne faites pas semblant de rien.
MADAME JOURDAIN, haut.
Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.
MONSIEUR JOURDAIN.
Ah ! voilà tout le monde raisonnable, (à madame Jourdain.) Vous ne vouliez pas l’écouter. Je savois bien qu’il vous expliqueroit ce que c’est que le fils du Grand Turc.
MADAME JOURDAIN.
Il me l’a expliqué comme il faut, et j’en suis satisfaite. Envoyons quérir un notaire.
DORANTE.
C’est fort bien dit. Et afin, madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content, et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, madame et moi.
MADAME JOURDAIN.
Je consens aussi à cela.
MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.
C’est pour lui faire accroire.
DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.
Il faut bien l’amuser avec cette feinte.
MONSIEUR JOURDAIN, bas.
Bon, bon ! (Haut.) Qu’on aille quérir le notaire.
DORANTE.
Tandis qu’il viendra et qu’il dressera les contrats, voyons notre ballet, et donnons-en le divertissement à Son Altesse turque.
MONSIEUR JOURDAIN.
C’est fort bien avisé. Allons prendre nos places.
MADAME JOURDAIN.
Et Nicole ?
MONSIEUR JOURDAIN.
Je la donne au truchement ; et ma femme, à qui la voudra.
COVIELLE.
Monsieur, je vous remercie, (À part.) Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome.
(La comédie finit par un petit ballet qui avoit été préparé.)
PREMIÈRE ENTRÉE.
Un homme vient donner les livres du ballet, qui d’abord est fatigué par une multitude de gens de provinces différentes, qui crient en musique pour en avoir, et par trois importuns qu’il trouve toujours sur ses pas.
DIALOGUE DES GENS.
qui en musique demandent des livres.
TOUS.
À
moi, monsieur, à moi, de grace, à moi monsieur :
Un
livre, s’il vous plaît, à votre serviteur.
HOMME DU BEL AIR.
Monsieur,
distinguer-nous parmi les gens qui crient.
Quelques livres ici ;
les dames vous en prient.
UN AUTRE HOMME DU BEL AIR.
Holà,
monsieur ! monsieur, ayez la charité
D’en jeter de notre
coté.
FEMME DU BEL AIR.
Mon
Dieu, qu’aux personnes bien faites
On sait peu rendre honneur
céans !
AUTRE FEMME DU BEL AIR.
Ils
n’ont des livres et des bancs
Que pour mesdames les grisettes.
GASCON.
Ah !
l’homme aux libres, qu’on m’en vaille.
J’ai déjà lé
poumon usé.
Bous boyez qué chacun mé raille ;
Et jé
suis escandalisé.
Dé
boie es mains de la canaille
Ce qui m’est par bous réfusé.
AUTRE GASCON.
Hé !
cadédis, monseu, boyez qui l’on pût être.
Un libret, je
bous prie, au varon d’Asbarat.
Jé pensé, mordi, que lé
fat
N’a pas l’honneur dé mé connoître.
LE SUISSE.
Montsir
le donner de papieir,
Que vuel dire sti façon de fifre ?
Moi
l’écorchair tout mon gosieir
À crieir,
Sans que je
pouvre afoir ein lifre
Pardi, mon foi, montsir, je pense fous
l’être ifre.
VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.
De
tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait.
Et cela
sans doute est laid,
Que notre fille
Si bien faite et si
gentille,
De tant d’amoureux l’objet,
N’ait pas à
son souhait
Un livre de ballet,
Pour lire le sujet
Du
divertissement qu’on fait ;
Et que toute notre famille
Si
proprement s’habille
Pour être placée au sommet
De la
salle où l’on met
Les gens de l’entriguet !
De
tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait ;
Et
cela sans doute est laid.
VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.
Il
est vrai que c’est une honte ;
Le sang au visage me
monte ;
Et ce jeteur de vers, qui manque au
capital.
L’entend fort mal :
C’est un brutal,
Un
vrai cheval,
Franc animal,
De
faire si peu de compte
D’une fille qui fait l’ornement
principal
Du quartier du Palais-Royal,
Et que, ces jours
passés, un comte
Fut prendre la première au bal.
Il
l’entend mal,
C’est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc
animal.
HOMMES ET FEMMES DU BEL AIR.
Ah !
quel bruit !
Quel fracas !
Quel chaos !
Quel
mélange !
Quelle confusion !
Quelle cohue
étrange !
Quel désordre !
Quel embarras !
On
y sèche.
L’on n’y tient pas.
GASCON.
Bentré ! je suis à vout.
AUTRE GASCON.
J’enrage, Diou mé damne.
LE SUISSE.
Ah ! que l’y faire saif dans sti sal de cians !
GASCON.
Je murs !
AUTRE GASCON.
Je perds la tramontane !
LE SUISSE.
Mon foi, moi le foudrois être hors de dedans.
VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.
Allons,
ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me
quittez pas.
On fait de nous trop peu de cas,
Et je suis
las
De ce tracas.
Tout ce fracas,
Cet
embarras,
Me pèse par trop sur les bras.
S’il me prend
jamais envie
De retourner de ma vie
À ballet ni
comédie,
Je veux bien qu’on m’estropie.
Allons, ma
mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez
pas.
On fait de nous trop peu de cas.
VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.
Allons,
mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis ;
Et
sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut être assis.
Ils
seront bien ébaubis.
Quand ils nous verront partis.
Trop
de confusion règne dans cette salle,
Et j’aimerois mieux être
au milieu de la Halle.
Si jamais je reviens à semblable
régale,
Je veux bien recevoir des soufflets plus de
six.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre
logis ;
Et sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut
être assis.
TOUS.
À
moi, monsieur, à moi, de grace, à moi, monsieur ;
Un
livre, s’il vous plaît, à vôtre serviteur.
DEUXIÈME ENTREE.
Les trois importuns dansent.
TROISIÈME ENTREE.
TROIS ESPAGNOLS, chantants.
Se
que me muero de amor
Y solicito el dolor.
Aun muriendo de
querer,
De tan buen ayre adolezce
Que
es mas de lo que padexco,
Lo que quiero padecer,
Y no
pudiendo excéder
A mi deseo el rigor.
Sé que me
muero de amor
Y solicito el dolor.
Lisonxeame la
fuerte
Con piedad tan advertida,
Que me assegura la vida
En
el riesgo de la muerte.
Vivir de su golpe fuerte
Es de mi
salud primor.
Sé que me muero de amor
Y solicito el
dolor.
(Six Espagnoms dansent)
TROIS MUSICIENS ESPAGNOLS.
Ay !
que locura, con tanto rigor
Quexarse de Amor,
Del nino
benito
Que todo es dulzura.
Ay ! que locura !
Ay !
que locura !
ESPAGNOL, chantant.
El
dolor solicita,
El que al dolor se da :
Y nadie de
amor muere,
Sino quien no save amar.
DEUX ESPAGNOLS.
Dulce
muerte es el amor
Con correspondencia igual ;
Y si
esta gozamos hoy,
Porque la quieres turbar ?
UN ESPAGNOL.
Alegrese
enamorado
Y tome mi parecer,
Que en esto de querer,
Todo.
es hallar el vado.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Vaya,
vaya de fiestas !
Vaya de bayle !
Alegria,
alegria, alegria !
Que esto de dolor es fantasia.
QUATRIÈME ENTRÉE.
italiens.
UNE MUSICIENNE ITALIENNE fait le premier récit dont voici les paroles :
Di
rigori armata il seno,
Contro Amor mi ribellai ;
Ma
fui vinta in un baleno,
In mirar due vaghi rai.
Ahi !
che résiste puoco
Cor di gelo a stral di fuocse ?
Ma
si caro è’l mio tormento,
Dolce è si la piaga mia,
Ch’il
penare è’l mio contento,
Ahi ! sanarmi è
tirannia.
Ahi ! che più giova e piace,
Quanto amor è
più vivace !
Après l’air que la musicienne a chanté, deux Scaramouches, deux Trivelins et un Arlequin, représentent une nuit à la manière des comédiens italiens, en cadence. Un musicien italien se joint à la musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent :
LE MUSICIEN ITALIEN.
Bel
tempo che vole
Rapisce il contento :
D’Amor ne la
scola
si coglie il momento.
LA MUSICIENNES.
Insin
che florida
Ride l’ età,
Che pur tropp’orrida,
Da
noi sen va :
TOUS DEUX.
Sù
cantiamo,
Sù godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto
ben non si racquista più.
MUSICIEN.
Pupilla
ch’è vaga
Mill’ alme ineatena,
Fa dolce la
piaga,
Felice la pena.
MUSICIENNE.
Ma
poichè frigida
Langue l’ età,
Più l’ alma
rigida
Fiamme non ha.
TOUS DEUX.
Sù
cantiamo,
Su godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto
ben non si racquista più#1.
Après les dialogues italiens, les Scaramouches et Trivelins dansent une réjouissance.
CINQUIÉME ENTRÉE.
françois.
DEUX MUSICIENS POITEVINS dansent, et chantent les paroles qui suivent.
PREMIER MENUET.
Ah !
qu’il fait beau dans ces bocages !
Ah ! que le ciel
donne un beau jour !
AUTRE MUSICIEN.
Le
rossignol, sous ces tendres feuillages.
Chante aux échos son
doux retour ;
Ce beau séjour,
Ces doux ramages
Ce
beau séjour
Nous invite à l’amour.
DEUXIEME MENUET. — TOUS DEUX ENSEMBLES.
Vois
ma Climéne,
Vois, sous ce chêne.
S’entre-baiser ces
oiseaux amoureux :
Ils n’ont rien dans leurs vœux
Qui
les gêne ;
De leurs doux feux
Leur ame est
pleine.
Qu’ils sont heureux !
Nous pouvons tous deux
Si
tu le veux,
Etre comme eux.
Six autres François viennent après, vêtus galamment à la poitevine, trois en hommes et trois en femmes, accompagnés de huit flûtes et de hautbois, et dansent les menuets.
SIXIÈME ENTRÉE.
Tout cla finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en musique de toute l’assistance, qui chante les deux vers qui suivent :
Quels spectacles charmants ! quels plaisirs goûtons-nous ;
Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux.